Une histoire de clef
Il était un peu balourd, un peu blondinet, un peu grisonnant, un peu grand, un peu de tout quoi! Ses yeux, au regard indéfinissable, fixaient les gens sans toutefois s'y arrêter. Sa barbe était négligemment taillée, sa tenue peu soignée en général, ses vêtements usés et sans recherche. Il fréquentait la salle de billard du coin, la seule qu'il y avait. Apparemment, ne fumait ni ne buvait. Bref un gars sans couleur, ne faisant ni tapage ni scandale. La seule place où il brillait était autour d'une table de «pool» où son jeu excellent le faisait remarquer.
Toujours entouré d'amies de sexe féminin, il semblait cependant ne fréquenter aucune intimement. Laurence se tenait souvent à la salle de billard et sans trop savoir pourquoi, elle avait repéré cet homme bizarre et timide qui paraissait 50 ans environ. Elle-même en avait 38. Imperceptiblement, elle s'était mise à venir plus souvent lorsqu'il était là car il l'intriguait. Il l'avait remarqué lui aussi et se risquait quelquefois à lui sourire. Mais de paroles, point. Chacun ignorait l'autre dès sa sortie de la salle enfumée.
Il ne l'avait jamais laissé paraître mais il trouvait Laurence très attirante. D'une grandeur moyenne, avec juste ce qu'il fallait de graisse sur les os et la tête couronnée d'une épaisse crinière noire qui lui tombait en bas des épaules, elle avait tout pour lui plaire. Une certaine tristesse dans le regard ainsi qu'une voix mélodieuse ajoutaient à sa séduction.
Les mois passaient, et Laurence ne connaissait toujours de lui que son prénom. Personne dans l'entourage de la jeune femme ne semblait le connaître de près.
De son côté, il avait appris par hasard qu'elle travaillait à temps partiel à la radio locale et se mit à écouter son émission juste pour entendre sa voix.
Puis, Laurence dut quitter momentanément son milieu pour ne revenir que quelques mois plus tard. Un soir, peu après son retour, elle alla à la salle de billard, s'assit et commanda. Regardant les joueurs, elle ne le reconnut pas tout de suite. Était-ce bien lui? Mon Dieu qu'il avait changé! Sa bedaine avait disparu, ses cheveux étaient bien coupés, et dans le beau gris de sa barbe et de sa moustache brillait une nuance bleutée comme elle n'en avait jamais vue. Il portait de beaux vêtements qui lui allaient comme un gant. Et quelle assurance il affichait! C'était un tout autre homme!
Quand il l'aperçut, il lui décocha son plus beau sourire auquel elle répondit avec empressement, tout en remarquant avec attendrissement qu'il lui manquait une dent en haut à gauche.
Il continua de jouer et sitôt la partie finie, il se dirigea vers la table de Laurence. Avec une lueur amusée dans les yeux, il lui tendit la main : «Je m'appelle Vincent et toi?» Encore sous le coup de l'émotion, elle réussit néanmoins à balbutier son nom. Il reconnut bien là la douce voix qu'il écoutait à la radio mais avec un brin de sensualité qui ne transparaissait pas à l'antenne.
Ce soir-là et plusieurs autres ensuite, il délaissa sa table de billard pour partager celle de Laurence. Après le premier café ensemble et les discussions sur leurs vies respectives, ils commencèrent tranquillement à se voir plus souvent. Laurence attendait toujours sa venue avec fièvre et lui était toujours un gentleman exemplaire. Où était passé l'homme timide, un peu efflanqué des derniers mois? Il lui avait expliqué à mots couverts qu'il était sorti d'un état dépressif long et pénible quelque temps auparavant. Sur sa vie antérieure, il était évasif et Laurence n'avait pas insisté. Tout ce qu'elle savait, c'est qu'il n'avait pas besoin de travailler. Pourquoi alors passer toutes ses soirées dans un petit billard miteux sur une île perdue? «J'adore ce jeu, avait-il répondu, et la raison qui m'a amené ici est tout simplement un besoin de paix. Quand je suis arrivé ici, j'étais dans un état lamentable et je voulais me refaire une santé mentale et physique.»
Plusieurs semaines passèrent et un lien sincère commençait à se tisser entre eux. Un jour, il l'invita à souper à sa résidence. Comme elle n'y était encore jamais allée, c'est avec plaisir qu'elle accepta. Cet homme étrange la fascinait.
Le lendemain, elle mit sa plus belle robe et se laissa emmener, telle Cendrillon, dans le carosse de cet homme mystérieux dont elle était déjà amoureuse. Il la conduisit sur l'autre île et s'arrêta devant une immense demeure décrépie par le temps. «Quoi? lui dit-elle en riant, mais cette maison est abandonnée depuis longtemps». Avec un sourire moqueur, il l'aida galamment à descendre de la voiture, monta les marches et ... entra la clef dans le trou de la serrure.
Laurence resta sans voix lorsque Vincent ouvrit la porte. L'intérieur de la vieille demeure centenaire avait retrouvé toute sa splendeur d'antan. Il l'avait meublée et décorée avec goût. De magnifiques plantes et une volière pleine d'oiseaux ajoutaient vie et couleur à la maison. La jeune femme était éblouie. Vincent l'observait pendant qu'elle parcourait les pièces l'une après l'autre. Il semblait attendri par son enthousiasme. Un souper gastronomique suivit, bien arrosé et illuminé de chandelles. Ce soir-là, Vincent déclara ses sentiments à Laurence et celle-ci succomba au charme de son hôte.
Le lendemain, de retour chez elle, la jeune femme repassait dans sa tête cette soirée inoubliable. Deux choses l'avaient cependant intriguée. L'une était que, pour la première fois, elle avait vu au cou de Vincent une clef en or. À ses questions concernant cette clef, les réponses de son amant avaient été évasives, encore une fois. L'autre était qu'une des pièces du rez-de-chaussée ne contenait aucun meuble, seulement des peintures accrochées au mur. Toutes représentaient des femmes, aux cheveux de jais, habillées en costume d'époque. Sans savoir pourquoi, elle avait ressenti dans cette chambre vide un inexplicable malaise. Vincent lui avait expliqué que ces dames faisaient toutes partie de sa famille, proche et lointaine. «Bah! se dit Laurence, en y pensant bien, des détails comme ceux-là ne comptent pas. Je l'aime et il m'aime.»
Plusieurs mois plus tard, Laurence emménagea dans l'immense demeure de la butte. Son bonheur était sans égale, tout était merveilleux et Vincent était aux petits soins pour elle.
Mais assez vite, cette trop courte lune de miel se changea en cauchemar. Le caractère de Vincent se modifia, il devint irascible et se mit à refuser qu'elle reçoive qui que ce soit dans la maison. Il lui fit même abandonner son emploi sous prétexte qu'il avait assez d'argent pour deux. Lorsqu'elle lui fit part de son désir d'avoir un chien comme compagnon, il prétexta être allergique. Elle n'y comprenait rien. Leur beau nid d'amour se transformait en prison pour elle, une cage dorée certes mais une cage quand même. Laurence aimait pourtant toujours Vincent mais il lui faisait maintenant peur. Il la surveillait constamment et ne voulait plus qu'elle entre dans la salle aux tableaux. De toute façon, elle n'y allait plus car il lui semblait toujours que ces femmes la suivaient des yeux et cela lui donnait des frissons.
Un jour arriva la chance qu'elle attendait. Vincent était allé passer une radiographie pulmonaire à l'hôpital. Avant son départ, il avait caché sa clef en or sans se douter que Laurence l'avait épié. Puis il était parti, non sans l'avoir embrassée, comme toujours.
Laurence savait qu'elle avait plus ou moins 45 minutes pour mener à bien son projet. Sans hésiter, elle sortit la clef de sa cachette et se mit à l'essayer sur toutes les portes qu'elle n'avait jamais ouvertes jusqu'à maintenant. Peine perdue, la clef n'allait sur aucune. Elle se mit alors à fouiller frénétiquement partout. Les aiguilles de l'horloge avançaient dangereusement vite. Puis la chance lui sourit en fouillant le garde-robe de la chambre aux tableaux.
Sur un des murs latéraux du placard se trouvait un trou de serrure. Fébrilement elle tourna la clef dedans. Le panneau pivota, découvrant un escalier qui descendait dans les entrailles de la terre. Laurence courut chercher une lampe de poche et, les jambes flageolantes de peur, commença sa descente.
À son arrivée en bas, une odeur étrange frappa ses narines. Un mélange de moisi, de pourriture et de poussière. À l'aide du faisceau lumineux, elle distingua plusieurs formes allongées.
Ces «choses» étaient recouvertes de toiles d'araignées. Surmontant son dégoût, elle en nettoya une et un cri d'horreur s'échappa de sa gorge! Elle venait de découvrir la momie d'une femme aux longs cheveux noirs, vêtue d'une robe d'époque!
Tout fonctionnait très vite dans la tête de Laurence malgré la panique. Le conte de Barbe bleue qui lui faisait si peur durant son enfance lui revenait à l'esprit. Non! C'était pas vrai! Pas Vincent!
«Mais alors, je serai la proch ...»
Elle n'eut pas le temps d'achever sa pensée : un bras solide lui serrait le cou par derrière. La lampe tomba et la jeune femme se débattit furieusement pour échapper à cette fin terrible planifiée par l'homme qu'elle aimait et dont elle ne comprenait toujours pas le sens. Fermant les yeux, elle glissa doucement dans l'inconscience ...
... pour se réveiller dans un lit. Dans la pénombre elle reconnut les murs de sa chambre, la fenêtre et les rideaux par où filtrait la lueur familière du lampadaire de la rue ...
Ainsi, elle avait rêvé tout cela. Elle eut envie de rire de sa peur lorsqu'elle sentit son mari bouger près d'elle ...
Elle se retourna lentement. Dans l'obscurité, Vincent la regardait ...