Un morceau de paradis
Mélanie travaille dans un Dunkin'Donuts du centre-ville de Montréal. Elle ne gagne pas un gros salaire mais ces quatre soirs par semaine l'aident à payer le loyer, qu'elle partage avec trois colocs, ainsi que ses études à temps partiel. Ce qu'elle aime le plus dans son travail est le contact avec les clients.
Âgée de dix-huit ans, Mélanie est d'un tempérament très observateur. Les individus marginaux l'intéressent, pour ce qu'ils représentent d'original, de personnel, mais aussi d'insolite, d'incompréhensible.
Une petite partie de la clientèle se compose d'itinérants. L'un d'eux est un homme d'une trentaine d'années qui entretient des conversations très intellectuelles avec lui-même. Mélanie se dit qu'avec un vocabulaire aussi élaboré et des propos aussi évolués, ce client devait être professeur avant de souffrir de problèmes mentaux.
Mais son préféré est l'itinérant aux souliers de ballet en satin rose.
Il vient tous les soirs vers neuf heures et prend toujours la même chose, un chocolat chaud. Ses longs cheveux blancs le font ressembler à un bon grand-père. Il a de la difficulté à marcher, les souliers étant un peu trop petits pour lui. De plus, c'est le mois de janvier, ses pieds sont bleus de froid et tout gonflés.
Cette bizarrerie touche profondément Mélanie car, pour elle, des souliers de ballet représentent le bonheur, la grâce, la poésie, que de belles choses. Un itinérant, c'est la misère, le malheur, le désespoir. Elle trouve pathétique la combinaison de ces deux images.
Les collègues de travail de Mélanie lui affirment que le vieil homme ne se présente que les soirs où elle est là. La jeune fille est intriguée. Elle ne fait pourtant que le gratifier d'un sourire et d'un bonsoir chaleureux lorsqu'il commande son breuvage, rien de plus.
Elle décide un soir d'aller lui parler. S'approchant de l'endroit où il est attablé, elle lui demande si elle peut s'asseoir. Il lui fait signe que oui. Mélanie essaie d'entamer une conversation mais c'est plutôt un monologue qui se poursuit car le vieil itinérant ne prononce pas un mot. Cependant, il la scrute intensément et Mélanie constate qu'il est suspendu à ses lèvres. « Ça doit faire longtemps que quelqu'un ne lui a pas adressé la parole » pense-t-elle. Tout en continuant de lui parler, elle remarque ses yeux d'un bleu profond et une délicate chaîne en or à son cou. Lorsqu'elle lui parle de ses projets d'avenir, une larme coule sur la joue du vieillard et va se perdre dans son cou. Mélanie, qui est très sensible à la douleur d'autrui, met alors sa main sur la sienne. Il fait de même et elle découvre alors qu'il a des mains d'intellectuel, ou d'artiste, se dit-elle.
Lorsqu'il part ce soir-là, Mélanie est triste. Regardant s'éloigner les bouleversants petits souliers roses, elle croit y voir un morceau de paradis qu'il aurait réussi à s'arracher alors que tout le reste de son être vit en enfer ...
Deux jours après, alors qu'elle sort du métro et se rend à pied à son travail, Mélanie remarque un attroupement. Curieuse, elle s'approche et a juste le temps d'apercevoir, étendue dans une ambulance, une personne enveloppée dans une couverture. Seuls dépassent de la civière les pieds de la victime ... chaussés de souliers de ballet en satin rose.
Mélanie sent un sanglot lui nouer la gorge. Des larmes roulent sur ses joues. Un policier s'approche d'elle.
- Vous le connaissiez? lui demande-t-il aimablement.
- Un peu, c'était un de mes clients au Dunkin'. Je l'aimais bien.
Le policier lui explique que les ambulanciers ont tout tenté pour sauver la vie du vieil homme, mais que le froid mordant de la nuit avait fait son oeuvre.
- Vous savez qui il était? demande Mélanie.
- Oui, dit le policier. Et sortant une photo de sa poche, il continue : On a trouvé ça sur lui. Vous lui ressemblez un peu.
À travers ses larmes, Mélanie contemple la photo d'une jeune fille en costume de ballet.
- C'était sa fille. Elle a péri dans un accident, il y a un an. Lui était directeur d'une troupe de théâtre. Il a sombré dans la dépression après la tragédie et son esprit a chaviré.
Mélanie s'éloigne, le coeur gros. Elle repense à cet échange qu'ils ont eu, le vieil homme et elle. Il ne lui avait pas confié sa souffrance mais elle l'avait ressentie. Ces souliers roses qu'elle croyait être un morceau de paradis étaient une partie de l'âme de sa fille. Mais en y réfléchissant bien, c'était aussi pour lui le paradis. Ce paradis où il avait enfin rejoint son enfant bien-aimée.