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 Sol Ouvert...

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Renaud
Diane
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Diane
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 10:08

Je suis comme Jaco j'adore cette écriture et ses descriptions... non non non pas de guimauve dégoulinante a propos de ce roman surtout pas.

Non la guimauve dégoulinante c'est quand les gens ne font que s'admirer mutuellement dans un léchage pas croyable... (non non pas ici.) et c'était une inside joke avec Jaco que j'avais mis au courant de mon exaspération.

Aucun rapport avec ce roman qui me tient en haleine et que je retourne lire a l'instant. J'aime cette écriture sachant qu'elle prête flanc a la critique parce que livrée en petits morceaux donc ça prête davantage a l'interprétation négative parce qu'on n'a pas TOUTE l'oeuvre devant soi.

J'attendrai d'avoir tout lui pour juger de l'oeuvre en entier.
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Diane
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Diane


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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 10:58

28


Elle.
Cinq mois après avoir emménagé chez moi, Béatrice ouvrit une va-lise pleine de manuscrits : les œuvres de Didier Reicher.
Je fus impressionné.
- Putain ! Il a écrit combien de bouquins ?
Elle eut un sourire triste.
- Un seul…
- Un seul ?
Je fouillai dans la valise, évaluai le nombre de feuillets noircis.
- Il y a au moins 4000 pages là-dedans !
- Oui, mais c’est le même roman. Ou, plus exactement, ce sont les huit versions d’une même et unique roman. Toujours la même histoire, remaniée, revue et corrigée sans cesse afin de trouver un style. Son style.
- Et il l’a trouvé au moins ?
- Eh non… À mon sens, il l’a pourtant approché dès son tout premier manuscrit. Mais aucun éditeur n’en a voulu. Alors il s’est acharné, acharné, acharné, jusqu’à réécrire son texte encore et encore. Une folie. En fait, il n’a que singé le style des plus grands. Et perdu sa vérité. À quoi bon écrire un roman comme un autre l’écrirait ? Il n’a pas voulu croire en lui. À chaque nouvelle mouture, il a enregistré un échec, toujours plus vif. Chaque lettre de refus l’entamait physiquement. Je l’ai vu se désintégrer lorsqu’un éditeur lucide a rejeté son manuscrit sous le motif qu’il avait déjà sous contrat l’écrivain dont Didier copiait le style. Il a bu pour écrire à nouveau. Il a bu pour encaisser à nouveau les refus imparables. Il a bu. Pas pour faire semblant. Pas pour faire joli ou littéraire. Il a bu jusqu’à me frapper. Une fois. Deux fois. Des dizaines de fois avant que je ne m’échappe.
Échapper à Didier Reicher, ça correspondait avec venir me tarauder. N’avait-elle pas bu un peu, elle aussi, avant de débarquer dans ma vie, quinze ans après notre première séparation ?

Un jour que je paressais dans mon hamac sans trop savoir que faire de ma journée, las de repasser pour la huitième fois Darkness on the edge of town sur mon baladeur, je me retrouvai dans le grenier à explorer les multiples manuscrits. Béatrice étant absente jusqu’au soir, j’avais tout mon temps. J’entrepris de reconstituer les différentes étapes du travail de Reicher. Ça me prit moins longtemps que prévu, à peine plus d’une heure, les feuillets étaient paginés, certains datés. Si bien que la journée s’annonçait encore longue. Je m’installai dans le vieux fauteuil instable mais confortable du grenier et entamai la lecture de « l’œuvre »…
Béatrice m’appela dans toute la maison alors que j’achevais la lec-ture de la dernière version (sans ponctuation, de loin la plus ardue à lire). Béatrice me découvrit au milieu des huit romans, les yeux fatigués, rougis, cernés, mais un étrange sourire aux lèvres, comme un bonheur incertain.
- Alors ?
- Comme toi : la première version m’a beaucoup plu, beaucoup étonné. Les éditeurs auraient pu avoir un peu de courage et l’accepter. Sûr que Didier aurait fini par trouver sa voix. Après, les autres versions, c’est le délire. Remâché, maniéré : du vent ! Mais le premier, non. Dommage… Enfin, s’il avait réussi, serais-tu là, avec moi ?
- Eh non ! fit-elle en approchant les lèvres pour un baiser.
- Et je serais sans doute en train de faire l’amour avec Nelly tandis que Barbara serait chez une copine, soi-disant pour réviser son bac…
Béatrice s’écarta.
- Petit con !
- Mais non : réaliste.
- Nostalgique !
- C’est vrai.
- Tu l’aimes toujours ?
- Toujours plus.
- C’est de ma faute ?
- Un peu. De la sienne aussi. Et de la mienne ! On ne va pas reparler de ça encore ? Continue donc ce que tu avais commencé : embrasse-moi…
Le vieux fauteuil du grenier ne résista pas sous le poids de nos corps en action. Nous rîmes dans notre chute, puis reprîmes nos ébats à même le plancher brut.
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Diane
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 11:05

29



Elle n’avait l’air de rien, cette lettre. Fidèle à ma manie, je cherchai à deviner quel en était l’expéditeur, tournant et retournant l’enveloppe en tous sens, sans découvrir aucun indice. Et je me résolus, contrarié, à attendre le retour de Béatrice, puisque l’envoi lui était adressé personnellement.
Lorsqu’elle rentra enfin, je fis mine de ne pas lui prêter attention lorsqu’elle insinua le coupe-papier sous la languette, libérant ainsi deux feuillets rédigés à l’encre bleue. Toute mon énergie se figea néanmoins dans l’attente de la teneur de ce courrier mystérieux.
Béatrice n’entretint pas le mystère.
- C’est Didier, laissa-t-elle tomber.
- Ton ex ? Qu’est-ce qu’il veut ? Du fric ?
- Attends… Non. Laisse-moi lire.
Je me postai face à Béatrice, bras croisés, contemplant ses change-ments d’expression au fur et à mesure de sa lecture. À la fin, elle retourna plusieurs fois de suite le dernier feuillet, qui semblait être la photocopie d’un document.
Je m’impatientai.
- Alors ?
- Il est publié ! Il m’envoie une photocopie du contrat qu’il a signé la semaine dernière !
- Montre !
Béatrice me tendit le document. Je l’examinai et laissai échapper un sifflement admiratif.
- Eh bien ! Il n’a pas signé avec les plus mauvais, en plus ! C’est bête, il n’y a pas le montant du contrat. Ça doit quand même rapporter un peu, cette signature… Il dit quoi d’autre ?
- Il me parle de son livre.
- Raconte !
- D’après ce que je comprends, il a réuni les huit versions de son roman et les a intégrées dans un nouveau récit. Grosso modo, il a pondu un récit autobiographique. Attends, je vais te lire : « … j’ai alors eu une idée de génie – je ne trouve pas d’autre mot : raconter l’histoire d’un écrivain qui n’en finit pas d’écrire le même roman, à chaque fois dans un style différent. Mon histoire, évidemment ! Et ça a marché ! Je vais être publié ! J’ai signé hier et je t’envoie la copie du contrat pour te montrer que, cette fois, c’est sérieux »…
- Mouais… Pas con comme idée.
- Vers la fin, il me demande l’autorisation de publier quelques passages me concernant.
- Te concernant ?
- Oui. Dans son livre, le héros – l’écrivain – est marié et sa femme le laisse tomber. Enfin, Didier m’explique qu’il a transposé quelques situations de notre couple. Par exemple : il me bat et je pars…
- Ouais. Il ne s’est pas trop fatigué pour ça…
- À la fin, il me demande si je veux revenir vivre avec lui…
- Attends… Je comprends mal ou quoi ? Dans le livre ?
- Non. Dans sa lettre. Dans la réalité. Dans son livre, l’écrivain de-mande à sa femme de retourner vivre avec lui et elle accepte… Alors, il me le demande pour de vrai…
- C’est complètement con, ça !
- Pourquoi tu t’emballes ?
- Dis, tu ne vas pas dire oui, quand même ?
Béatrice resta muette.
J’explosai.
- Ah ! Mais à ce compte-là, tu as de la chance qu’il n’ait pas écrit que tu te suicidais, ou que tu versais pute et suçais des ânes ! Sinon : hop ! Tu vois un peu la connerie !
- Ne sois pas grossier ni vulgaire. Et ne me traite pas de conne !
- Parce que c’est oui ? Tu vas retrouver ce… ce… Et merde ! Merde merde merde !!! Putain de bordel de merde à queue ! Tu es vraiment une belle salope ! Une complète, totale, intégrale, salope ! Et moi un pauvre con ! Qui ai tout gâché pour une salope !
Béatrice me planta dans le salon et fila vers la chambre pour préparer sa valise. Je ne la suivis pas. Ce n’était pas la peine. Je n’avais rien à lui dire de plus pour aujourd’hui. Je comprenais que j’allais perdre à nouveau la femme qui partageait ma vie… Et si ça venait de moi ? Je haussai les épaules. Je n’avais rien fait, rien dit, rien prémédité. Les événements s’étaient produits, je les avais subis. Que faire d’autre ? Un subtil sourire désabusé pouvait bien me fendre le visage : prendre en main son destin, quelle idée idiote ! Aussi idiot que le concept de « sauver la vie à quel-qu’un »… À chaque enterrement, on devait pouvoir dire du défunt qu’il avait eu la vie sauve un jour. Sans rire. Effroyable.
Sur ces vaines pensées, Béatrice revint, chargée d’une valise de taille moyenne.
- Je reviens dans une semaine au plus tard. Juré !
- Ne jure pas : à quoi ça t’avance sinon me prévenir que tu mens ? Tu prends le train de nuit ? Il est trop tard pour l’avion…
Elle hocha la tête. Une mèche brune masqua son œil droit.
- Mangeons et je t’accompagnerai à la gare ensuite, je proposai.
- D’accord.

Sur le quai, tandis que le train disparaissait, je fredonnais un vieux blues de Robert Johnson…
« When the train left the station
« Two lights on behind
« The blue light was my baby
« And the red light was my mind
« All my love is vain »

Bien sûr, Béatrice me téléphona une semaine plus tard pour me dire qu’elle ne rentrait pas. Je m’y attendais trop pour m’émouvoir. Mon calme impressionna Béatrice. À tel point qu’elle oublia de me dire de lui expédier ses affaires par le train. Et rappela cinq minutes plus tard. Je la rassurai, tout en jetant un œil vers la malle déjà prête qui encombrait le salon. Je pouvais être prévoyant, parfois.
C’était en janvier. Le livre de Reicher fut publié en juin. Une vie d’amertume obtint un prix à l’automne. Reicher fut invité à quelques émissions télévisées. À l’arrière plan, j’aperçus une femme aimante, une mèche brune rebelle sur l’œil droit.
Un soir, devant la télé, je songeai que Béatrice pensait peut-être à moi lorsqu’elle entrait dans le champ d’une caméra. Et qu’elle m’adressait – pourquoi pas ? – quelque message d’amour. Je me rapprochai de l’écran et guettai chacune de ses apparitions. Une fois ou deux, oui, je sus qu’elle me regardait, par-delà les ondes. Je m’enflammai. Me rapprochai encore de l’écran, y collai mon nez. Mes cheveux crépitèrent au contact du verre. Les larmes me vinrent. Je lui répondis. Je répondis à Béatrice. À voix basse, mais ardemment.
L’émission s’achevait déjà. Un jingle publicitaire me fit sursauter. Me réveilla, en fait. Désenvoûté, délivré, je me jetai sur le programme télé, y cherchant fébrilement la confirmation de ma stupide et sentimentale faiblesse ; la trouvant : l’émission n’était pas diffusée en direct.
Je me détendis.
Bras au ciel, je poussai un cri primal, tel le premier footballeur venu après la transformation d’un penalty.
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Diane
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 11:12

30



Après une mauvaise nuit, je tentai de recouvrer certaine lucidité, Ingurgitai pour cela un litre de café très noir puis me gifla d’une douche très froide, la plus froide que je pus endurer. Ma tête me parut pourtant encore flotter à côté de mes épaules, pas loin, mais suffisamment pour que mes idées fussent brouillées. Ainsi je trébuchai, me prenant les pieds dans mes chaussures qui traînaient devant la porte de la salle de bain. Ainsi je renversai une tasse de café sur mon peignoir écossais. À contempler l’étendue progressive de la tâche brune sur l’écossais à fond rouge, l’image d’un solide whisky des alentours de Dunforth s’imposa à moi. L’alcool ne m’aidait en rien. Sinon à m’alerter sur la tendance lourde qui me poussait depuis deux jours à consommer du distilled & bottled sans modération.
J’ouvris les volets. Seule une faible lueur ouatée témoignait à l’horizon de l’aube naissante. Le ciel s’était couvert durant la nuit et une pluie fine de printemps tombait sans bruit, respectueuse du sommeil des hommes. D’un pas hésitant, je m’aventurai sur la terrasse, offrant mon visage au crachin. Les yeux clos, les lèvres pincées dans une grimace extatique, seul sous la pluie, témoin discret de la nuit finissante, j’essayais de percevoir dans le silence le froissement d’ailes d’un hibou que je savais niché là depuis des années. Je n’entendis rien. Je rentrai, trempé jusqu’à l’os, frissonnant sous mon peignoir imbibé, les narines frémissantes d’un éternuement imminent. Je remontai aussitôt prendre une nouvelle douche, brûlante cette fois.
Lorsque j’en ressortis, la vapeur envahissait la salle de bain plus sûrement qu’un brouillard de l’East Anglia. J’ouvris la fenêtre pour constater que le soleil avait percé les nuages bas d’un violent rayon jaune pâle qui explosait contre les volets blancs de la maison. Le contraste entre l’air chaud saturé et la fraîcheur extérieure s’enroulait en volutes incertaines, dispersées en tourbillons au gré des courants d’air.
Je passai dans la chambre et m’habillai. Jeans et tee-shirt, par-dessus lequel j’enfilai sans la boutonner une chemise en coton à gros carreaux noirs et blancs. Je m’attardai une demi-seconde devant la glace afin d’ordonner mes cheveux mouillés d’un coup de peigne vers l’arrière. Je descendis au salon, m’installai dans mon fauteuil.
Sans y prendre garde, je m’y endormis, dans le confort douillet de mes vêtements patinés par le temps. Mon assoupissement dura deux bonnes heures et corrigea ainsi ma mauvaise nuit.

Un crissement de pneus sur la route me réveilla. Je clignai des yeux deux ou trois fois avant de parvenir à consulter ma montre : 7 heures et quelques. Cela ne pouvait être qu’elle. Ou alors c’était le boulanger qui dé-posait mon longuet dans le vieux panier suspendu au portail. Mais il aurait été très en avance.
Non, c’était bien elle. Je la vis en discussion avec le taxi et tourner la tête vers cette maison qu’elle avait conquise trois ans plus tôt, pour l’abandonner l’hiver dernier. Sans doute hésitait-elle à renvoyer son chauffeur, ne sachant quel accueil j’allais lui réserver. Ni même si j’étais là pour la recevoir. Je soulevai le store et lui fis un signe amical du bout des doigts. Elle plongea à demi dans l’automobile par la portière avant. Sa course réglée, le taxi démarra sans hâte, dans le paisible ronronnement de son diesel, crachant son petit nuage toxique joliment bleuté au nez du chat craintif qui observait la scène depuis le fossé.
J’ouvris la porte, rendis à Béatrice son baiser sur la joue. Ses che-veux avaient un reflet roux que je ne leur connaissais pas. Ça lui allait bien.
- Ça va ? demandai-je bêtement.
- Moi oui. Mais toi ?
- Moi… Il me semble que le plus dur est passé, ou alors qu’il reste à venir. Sinon, en ce moment, à la seconde où je te parle : ça va.
Béatrice regarda par-dessus mon épaule.
- Tu es seul ?
Je fronçai les sourcils puis compris qu’elle ne pouvait pas deviner qu’aucune femme ne l’avait remplacée depuis son départ.
- Seul, tout à fait seul, oui. Pose ton bagage…
- Je ne vais pas t’embêter. Je suis juste passée te voir avant de prendre une chambre en ville jusqu’à l’enterrement. La date est fixée ?
- Les corps sont rapatriés aujourd’hui. L’incinération aura lieu de-main, à 11 heures.
- L’incinération ?
- Oui, c’était son souhait. Notre souhait…
- Bien, bien, fit-elle…
Je la sentais embarrassée.
- Je peux appeler un taxi ?
- Tu as cinq minutes, Béatrice… Tu viens d’en renvoyer un. Tu ne veux pas un café ? J’en prends un…
- Le café… Oui, très bien, si tu en prends…
- Oh ! J’en ai déjà vidé une cafetière pleine ! Assieds-toi, je vais le préparer.
Béatrice se posa par habitude dans le coin du canapé qu’elle affec-tionnait quand sa vie était dans cette maison, avec moi. Le porte-revues était toujours à sa place. Elle n’osait se saisir d’un magazine, elle examinait la pièce. Rien n’avait changé, les tableaux étaient les mêmes : un Weber aux blancs hypnotiques sur le mur principal ; un agrandissement d’une photographie de Dos Pasos et Hemingway pendant la guerre d’Espagne près de la porte de la cuisine. Béatrice sourit en revoyant ma collection des pochettes originales des 33 tours des Stones accrochées dans la montée d’escalier. Manquaient les dernières puisque les vinyles avaient disparu. Cette décoration était puérile, infantile presque, mais j’y tenais beaucoup. Quelques livres supplémentaires occupaient les étagères que j’avais bâties sur mesure. Béatrice ne résista pas et chercha si Une vie d’amertume se cachait par-là. Elle ne le trouva pas. J’avais résisté à l’envie de l’acheter, l’ayant feuilleté en librairie en m’attirant les reproches de la vendeuse.
- Je connais l’auteur, avais-je plaidé.
- Ce n’est pas une raison, avait rétorqué le cerbère.
J’avais reposé le livre, à l’envers… Je n’allais pas lui faciliter sa promotion, à l’autre.
Avant de sortir, j’avais lancé :
- Et il a une grosse queue ! L’auteur ! Comme ça ! avais-je précisé avec les paumes de mains.
La vendeuse avait rougi. J’étais sorti, regrettant aussitôt mes mots. La vendeuse était si laide… Je m’étais senti las et j’avais envisagé de retourner au magasin présenter mes excuses à la vendeuse. J’étais prêt à tomber à genoux, à lui dire que je l’aimais, pour de bon, prendre le pari que son corps était aussi admirable que son visage disgracieux, l’inviter à dîner pour me faire pardonner mon immonde goujaterie, lui expliquer mes raisons : ma femme m’avait quitté, ma maîtresse m’avait quitté - justement pour cet auteur dont l’obscène portrait paradait en quatrième de couverture. Immobile, tête basse, menton contre poitrine, j’avais songé à tout ça. Puis d’un pas lent et lourd, un pas de pénitent, je m’étais éloigné de la librairie. Jamais je n’y remis les pieds, ne revis la vendeuse au visage défait, ne sus combien j’avais approché la vérité : la vendeuse possédait un corps magnifique et des amants à la pelle, et certains en avaient vraiment une grosse…

Je revins avec un plateau chargé d’un vrai petit-déjeuner : café, lait, pain grillé, biscotes, confiture d’abricot, sucre, yaourt, miel et jus d’orange. Manquaient les corn-flakes dont la boite encombrante ne tenait pas sur le plateau. Je posai le tout sur la table du salon.
- Tu vois : rien n’a changé, dis-je. Pour une fois, je fis preuve sans m’en douter de clairvoyance : je venais d’exprimer la pensée précise de Béatrice.
- Je vois…
Béatrice se tartina une tranche de pain d’une fine pellicule de beurre avant d’y déposer une cuillérée de confiture. Nous mangeâmes en silence. J’observai Béatrice à la dérobée quand sa bouche se referma sur sa tartine, que ses dents déchiquetèrent le pain, quand la confiture perla sur ses lèvres. Elle était toujours aussi belle. Je soupirai. Béatrice n’était plus pour moi…
À la fin, vidant son verre de jus de fruit, elle se leva.
- Je vais te laisser…
Je me levai à mon tour.
- Je vais te descendre en ville. Tu as réservé ?
- Oui, mais appelle-moi plutôt un taxi, inutile de te déranger.
- Mais tu ne me déranges pas du tout. Je dois descendre en ville, de toute façon.
- C’est que j’ai retenu une chambre à l’hôtel Saint-Antoine, lâcha Béatrice du bout des lèvres.
Je grimaçai. Évidemment, l’hôtel Saint-Antoine, là où tout avait commencé, là où tout s’était terminé, c’était selon… Là où Béatrice était descendue trois ans auparavant, m’attirant dans son piège, dans son lit, dans son corps. Là où, au petit matin, j’avais aperçu Nelly sortant du même hôtel après quelques activités nocturnes du même ordre que les miennes. Je haussai les épaules (ça devenait une manie).
Je me dis cependant qu’elle aurait pu choisir un autre hôtel.
Une seconde plus tard, je la trouvai quand même gonflée. Carrément perverse.
Une seconde plus tard encore, ma colère enfla, mon visage s’empourpra.
Effrayée, Béatrice recula d’instinct contre le mur, sans pouvoir échapper à ma colère, qui explosa tout à fait au bout de sept secondes.
Je marchai droit sur elle et la giflai.
Comme au théâtre, Béatrice porta la main à ses joues meurtries. Décoiffée, outrée. Mais digne.
Je me retirai à l’étage sans un mot.
Lentement, Béatrice se laissa glisser au sol, le dos plaqué au mur.
À l’étage, je regardai par la fenêtre. Droit devant, loin, le plus loin possible, là où le relief bleuté se confondait avec le ciel.
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Diane
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 11:27

31


Nous nous promenions du pas lent des amoureux. Nous étions amoureux. Nous nous tenions par les hanches. Je sentais rouler la chair de Béatrice à travers le tissu léger de sa robe. Par instants, j’exerçai une douce pression du bout des doigts dans le gras de la fesse. Béatrice avait beau posséder un cul encore ferme, à cet endroit il faut bien du gras. Même Nelly, avec ses fesses musclées de sportive (si seulement elle n’avait pas tant fumé…), même Nelly devait avouer une élasticité d’un érotisme parfait. Les femmes minces révélaient les plus belles rondeurs du monde, quand elles en avaient. Je me revendiquais apôtre des fausses maigres…
Nous flânions. Non sans but : la séance de cinéma ne commençait que dans dix minutes et nous étions à deux pas… Béatrice s’arrêta une fois encore devant une boutique, me faisant ainsi décrire un arc de cercle tendu. Je regardai la vitrine et sus immédiatement quel bijou elle contemplait parmi la dizaine de modèles. Elle confirma mes soupçons, articulant le prix affiché dessous… « deux cent quatre vingt dix neuf »… ça devait les valoir. Après tout, mille bijoux valaient mille fois plus cher sans être aussi beaux, ou plutôt sans paraître comme faits pour Béatrice. Il s’agissait de trois ba-gues reliées à un bracelet, le tout en argent, constituant une sorte de gant sobrement excentrique. Je réfléchis : je n’étais pas sûr d’avoir trois cents euros devant moi, mais il n’était plus temps de compter. J’entrai dans la boutique et achetai le bracelet-bagues tandis que Béatrice me regardait depuis le trottoir. Ses yeux appréciaient le geste, sa bouche s’apprêtait à me remercier sur-le-champ. Béatrice devait sans doute calculer que je n’étais pas très en fonds ces temps-ci, alors qu’elle vivait largement de ses rentes. Béatrice sourit, songeant que sans doute, elle finirait par payer cet achat quand mon relevé de banque présenterait son solde écarlate. Qu’importe, j’avais acheté ce bijou dans le seul but de lui faire plaisir. Sans calcul. Cédant au caprice qu’elle n’avait qu’ébauché. Et elle le savait. Et cela seul comptait.
Je sortis. Béatrice m’embrassa. Quelques klaxons retentirent, quel-ques automobilistes hilares nous adressèrent œillades et conseils triviaux, du style « gardez-en pour demain ». Quoi ? N’avaient-ils jamais vu un couple, même de deuxième jeunesse, dont le baiser s’éternisait ? Un vrai baiser ?
Nous barrions le passage aux autres piétons, qui nous évitaient, se faufilant de profil contre la vitrine, un sourire complice et confus en coin, un instant extirpés de leurs pensées ordinaires…
Béatrice rompit notre baiser pour s’emparer du paquet cadeau et en extraire le bijou. En une seconde ses doigts jouèrent dans les bagues. Béatrice leva le bras, l’allongea loin devant elle, exécutant plusieurs moulinets avec son poignet. Le bracelet étincelait. Béatrice étincelait. Je reculai d’un pas. L’admirai. Ce bijou était fait pour elle. Je pensai à Nelly, qui n’avait jamais apprécié bagues et bracelets. Elle avait consciencieusement porté son anneau de mariage, rien de plus. Sauf au début, juste après notre rencontre, quand je lui avais offert deux ou trois bagues-fantaisie qu’elle avait enfilées par pure gentillesse, pure reconnaissance envers un amant dont on pardonnait tout, même ses fautes de goût (elle avait fait mine de s’extasier, comme plus tard elle s’extasierait devant les multiples présents confectionnés par Barbara à l’occasion de la fête des mères…) J’avais compris assez vite. Un jour pourtant, Nelly m’avait lancé à dessein quelle trouvait « ado-rable et troublante » une cheville parée d’une fine chaîne. « En argent » avait-elle ajouté sans innocence. Trois jours plus tard, j’étais revenu du bureau, la fameuse chaîne en poche.

Tandis que je rejoignais le cinéma au bras de Béatrice, je me remé-morai avec émotion la cheville de Nelly, et ses mollets si parfaitement chantournés.
Et mon regard au même instant croisa celui de Nelly. Et Béatrice en-fonça méchamment ses ongles dans mon bras. Nos pas nous amenaient irrémédiablement à la rencontre de Nelly. Nelly avec Vincent. C’était la toute première fois que nous nous rencontrions en couple. Depuis notre séparation, je ne revoyais Nelly qu’au bénéfice des allers et retours de Barbara entre nos domiciles respectifs. Rencontres programmées au cours desquelles ni Béatrice ni Vincent n’osaient interférer. Par quel miracle n’étions-nous encore jamais tombés les uns sur les autres en ville ?
Aujourd’hui le hasard nous piégeait. Nelly et moi n’osâmes nous embrasser (alors que nous le faisions quand je venais chercher Barbara ou qu’inversement, Nelly récupérait notre fille au terme d’un week-end). Là, nous nous octroyâmes une confuse et ridicule poignée de main. Pour ne froisser ni Béatrice ni Vincent (qui eux, se saluèrent d’un hochement de tête distant). Après cinq ou six banalités d’usage, Nelly complimenta Béatrice pour son superbe bracelet, ajoutant, mutine, qu’elle regrettait que je n’aie pas songé à lui en offrir un aussi beau et original, du temps où… J’allais pour protester (Nelly n’aimait pas les bracelets !) quand celle-ci prétendit qu’elle plaisantait. Je me demandai alors si elle ne m’avait pas vu entrer et sortir de la boutique cinq minutes plus tôt et essayait de percevoir l’exact sens caché de ses propos ironiques. Vincent empêcha mes réflexions d’aboutir, me demandant quel film nous allions voir avec Béatrice. Bien sûr, chaque couple était là pour la même affiche. Rien d’extraordinaire : les autres productions, dignes d’un dimanche soir à la télévision, ne méritaient pas le détour. Pas de quoi être optimiste quant à l’avenir du cinéma, estimais-je, puisque la télé en était devenu le producteur majeur. Dans un souci logique du pure rentabilité, les dirigeants des chaînes n’investissaient que dans des produits sûrs, adaptés à leur clientèle (le Grand Public…) pour les lui servir un an plus tard. Et la ribambelle de navets annoncés avec tambours et trompettes par les télés productrices qui encombrait les salles de projection depuis quelques mois semblait devoir me donner raison. Tout ceci était sans surprise, en fait, l’industrie cinématographique française ne faisant que suivre l’exemple américain. Certains réalisateurs concevaient même deux versions d’un film et livraient à la télévision un chewing-gum étiré à l’extrême, fade jusqu’à l’écoeurement, une « saga » en six épisodes d’une heure trente, indigente, indigeste, accablante. Et toujours, la version courte destinée au cinéma, se ressentait durement d’une telle démarche…
Ce soir donc, un Chabrol prometteur nous réunissait tous les quatre et nous prîmes la file les uns derrière les autres. Béatrice m’embrassa avec ostentation. Nelly répliqua en pelotant devant moi les fesses de Vincent. Tout ceci était bien dérisoire. Néanmoins, je préférais mettre une certaine distance entre Nelly et Béatrice, et Vincent et moi. J’embarquai donc Béatrice sur l’avant-droit de la scène quand Nelly et Vincent s’installèrent au fond et plutôt sur la gauche.
Il n’y eut pas de court-métrage avant le film. Juste une brouettée de publicités. Puis le noir complet, avant le générique. Je fus captivé dès les premiers plans. J’étais accroché par le film. Pourquoi alors me retournai-je après une heure de projection ? Pourquoi, à dix mètres de moi, Nelly me fixait-elle, si tendrement ? Pourquoi dus-je encaisser un coup de coude très sec, cadeau de Béatrice, avant de décrocher mon regard de Nelly, et reprendre le cours du film ? Dans l’incertitude, je pressai Béatrice vers la sortie dès l’apparition du générique final, l’entraînant dans ma fuite à grandes enjambées par les ruelles étroites du centre-ville dont les murs de briques des vieilles maisons captaient l’ocre chaleureux du soleil à peine déclinant.



- Prenez celles-là, dit Nelly, pointant son index vers un paquet de corn-flakes aux pétales de maïs glacés.
Surprise, Béatrice regarda faire mon ex-femme, tout sourire, légère et souple dans un débardeur à côtes noir qui laissait libres ses bras dont la musculature sèche saillait à chaque instant. Béatrice était à deux doigts de s’emporter contre cette irruption, cette ingérence, alors qu’elle faisait tranquillement ses courses dans l’un des deux hypermarchés de la ville, mais l’attitude de Nelly ne dissimulait aucune agressivité, aucune ironie, aucun sarcasme. Elle n’agissait que par sympathie, venant en aide à la femme qui partageait désormais ma vie, parce visiblement Béatrice ne savait quelle variété de céréales choisir et qu’elle, Nelly, connaissait la réponse depuis toujours. Alors Béatrice accepta de bonne grâce le lot de trois paquets que Nelly installa dans son chariot, lui offrant un « merci » sincère, illuminé par un franc sourire. Les deux femmes se serrèrent la main, amicales, n’osant toutefois se risquer à s’embrasser. Plus tard, peut-être… Déjà n’éprouvaient-elles plus d’hostilité l’une envers l’autre. Mais leur lien était trop particulier pour qu’elles devinssent amies en quelques mois. Dans quelques années, si nous divorcions Nelly et moi, rompions pour de bon officiellement, pourquoi non ? Béatrice se dit que toute initiative pour accélérer le processus de réconciliation était bonne à prendre et invita Nelly à continuer de l’aider dans ses achats. Nelly fronça les sourcils avant d’accepter d’accompagner Béatrice dans les différents rayons, révélant mes préférences en matière de café (affichant le label Max Havelaar du commerce équitable), sucre en morceaux (du 3, brun), confiture (orange ou abricot), beurre (demi-sel), viandes (éviter les morceaux gras ou filandreux, renoncer à l’onglet), eau minérale (ne pas acheter telle marque réputée diu-rétique), chocolat (au lait, sans noisettes), bananes (bien vertes), pêches (blanches plutôt que jaunes)…
Le caddie de Béatrice se remplissait. Nelly lui proposa de l’accompagner pour l’aider à choisir un maillot de bain. Elles se faufilèrent à travers le magasin, investirent le périmètre des maillots de bain pour femmes. Nelly présenta différents modèles à Béatrice, qui approuvait ou répudiait d’un hochement de tête ou d’une moue perplexe. Munie d’une quinzaine de modèles, Nelly disparût dans une cabine d’essayage. Béatrice patienta, faisant mine de s’intéresser au présentoir de montres. Bientôt, Nelly passa la tête par le rideau et invita Béatrice à juger les maillots sur elle. Le premier était un « une pièce » très échancrée en haut et en bas, bleu vif. Nelly était superbe. Béatrice hocha la tête. Avant qu’elle put se retirer, Nelly fut entièrement nue et essayait déjà le modèle suivant. Troublée, Béatrice admira les petits seins et le ventre plat dont la toison pubienne était joliment dessinée (épilation impeccable). Nelly se laissa convaincre après une demi-heure d’hésitation d’acheter un « deux-pièces » noir et blanc qui valorisait ses cuisses et fesses musclées et son ventre sec et plat. Bien qu’elle n’eût qu’un article, Nelly prit la même file de caisse que Béatrice, prolongeant une conversation anodine et agréable. Puis elles se séparèrent. Béatrice regarda s’éloigner Nelly, songeant qu’il m’avait fallu beaucoup de courage pour accepter de me séparer d’une telle femme.
De retour à la maison, Béatrice constata mon absence. Elle en profita pour ranger ses provisions au réfrigérateur, puis alla se poster devant la grande glace de la chambre. Béatrice ôta sa robe, s’examina en petite culotte et soutien-gorge, sans complaisance. Béatrice se trouva grasse et flasque, molle et moche, jugeant son corps avachi, croyant déceler les prémices de l’affaissement de son opulente poitrine, son pubis lui paraissant broussailleux. Ses fesses amples, rondes, pleines, se transformaient en gros cul.
Au bord de l’anéantissement, Béatrice sursauta : je hurlais son pré-nom dans toute la maison. Affolée par ces cris inhabituels chez moi, elle se rua vers la cuisine, simplement vêtue de ses simples dessous. Elle survînt pour me voir tourner et retourner les différents achats que Béatrice avait laissés sur la table, denrées ne réclamant pas de conservation réfrigérée.
- Qu’est-ce que c’est que ces merdes que tu as ramenées ?
Béatrice comprit. Nelly s’était moquée d’elle et lui avait fait acheter exactement l’inverse de ce que j’aimais, sauf les corn flakes. Loin d’exacerber sa colère, cette révélation fit disparaître les complexes qu’elle avait eu la tentation de nourrir tout à l’heure devant le miroir. Si l’on pouvait envier une personne sympathique, rien n’était plus réjouissant que d’être différent de son ennemi. C’était tout comme le mal qu’un imbécile pouvait dire de soi : réconfortant. Nelly avait joué un très vilain tour à Béatrice et désormais elles seraient en froid. Béatrice me rejoignit sans le savoir dans mes convictions : rien de tel qu’une bonne discorde pour se réconcilier avec soi-même.
- Qu’est-ce que c’est que ces merdes ? questionnai-je encore.
Ignorant mon agitation, Béatrice dégrafa son soutien-gorge, fit glis-ser sa petite culotte sur le carrelage, pointa son menton effronté.
- Je suis bandante, non ?



Dans sa chambre de l’hôtel Saint-Antoine, Béatrice contemplait le reflet de son image dans la glace. Les bienfaits des exercices de musculation effectués chaque matin depuis quelques mois commençaient à porter leurs fruits : la ceinture abdominale se raffermissait, les fessiers aussi.
Hélas, Nelly n’était plus là pour lutter. On l’incinérait le lendemain. Par défi, Béatrice décida qu’elle se rendrait à la crémation malgré ma gifle. Simplement, elle ne porterait pas de culotte…
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 11:28

Je suis un "scotchée" au roman; j'ai hâte de savoir ce qui est arrivé a Nelly et Barbara, il a bien dit qu'il ne s'agissait pas d'un accident de voiture et pourtant les deux sont mortes!!!!!!!!!!!!!!!!!!


COOL
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 11:38

32


Je m’éveillai, ressentant aussitôt le pilonnage d’une vague gueule de bois, même si j’avais bu sans excès la veille. Cela ne m’empêchait pas de savoir exactement ce que je devais faire dès le saut du lit : téléphoner au crématorium.
Malgré l’heure matinale, une voix compassée, très professionnelle, m’assura que tout serait prêt à l’heure dite : 11 heures.
Cela me laissait un peu de temps mais je préférais prendre ma dou-che tout de suite et me raser avec mille précautions. J’avais l’épiderme fragile.
Contrairement à mon habitude, je ne braillai pas à tue-tête sous le jet d’eau chaude. Une ou deux larmes vinrent s’y mêler. Pourtant, quiconque m’avait vu depuis l’annonce du double décès aurait pu affirmer que j’encaissais plutôt bien le choc. Je m’y efforçais.
Je passai une chemise blanche à col italien, mon costume sombre, ma cravate noire. Je réfléchis et dénouai ma cravate. Ce serait mieux sans.
Je déjeunai. La solitude me pesait. J’allai vomir sans délai toasts et café noir. Je retournai me brosser les dents, m’ébouriffai les cheveux de mes doigts écartés. Je m’assis une seconde sur le rebord du lit. C’était l’heure des infos à la radio. Un paquebot scandinave avait sombré durant la nuit. Un tennisman français avait gagné un match. La centaine de morts engloutis dans les eaux métalliques du Jütland n’avaient aucune réalité, je ne les avais pas tenus serrés dans mes bras, ni choyés, ni encore moins aimés. J’eus honte de ces pensées, y voyant comme le fondement de l’inhumanité. Je pensai au tennisman. Le tennisman… Je laissai tomber et boxai le matelas. Puis j’éteignis le poste et descendis à la cave. Là, je m’emparai de ma guitare acoustique, d’un médiator souple, du capodastre et remontai au salon pour vérifier l’accordement de mes cordes à l’aide de mon harmonica. L’instrument sonnait juste. Sol ré sol si ré. J’égrenai quelques notes, l’esprit ailleurs, absent. Je me demandai soudain qui viendrait à la crémation. Nelly n’avait plus de famille. Elle était fille unique et ses parents étaient morts depuis dix ans. Luc et Corinne étaient écartés pour longtemps, Vincent n’oserait pas, n’oserait plus. Henri m’avait téléphoné pour me dire qu’il ne lui semblait pas opportun d’assister à la cérémonie (il était tout à la fois mon patron et le père de l’amant de Nelly). Marie-Carmen, la femme d’Henri, préférait s’abstenir elle aussi. J’en fus soulagé : aurait-elle pu s’empêcher pour une fois de me draguer, en l’absence de son mari ?
Il y aurait Maryelle, l’amie de Nelly et mon ancienne maîtresse ainsi que sa fille Vanessa, l’amie de Barbara ; d’autres amis de Barbara ; peut être un ou deux enseignants, une ou deux vagues connaissances, le libraire chez qui Nelly avait ses habitudes… Béatrice ? Pourquoi non ? Je l’avais giflée, et alors ? Béatrice était au-dessus de ça, bien au-dessus, bien trop forte pour renoncer après une simple gifle. Je n’avais pas à me tourmenter, je saurais bientôt qui serait présent. Et puis quelle importance ? Seuls comptaient les deux cercueils que j’allais accompagner du regard dans la gueule béante du four.
Je rappelai le crématorium. Cette fois-ci, tout était fin prêt. J’achevai de me préparer, pris une liasse de billets pour le personnel, vérifiai que j’avais bien fermé le gaz et les fenêtres au cas où l’orage éclatât. Le ciel était menaçant, le vent s’était levé.
Je posai ma guitare sur la banquette arrière et mis le contact. Puis je sortis du garage, descendis de la voiture pour refermer la porte du garage, hésitai puis remontai vite fait au salon boire une rasade de whisky, au goulot. Je ne me sentis pas mieux. Tant pis.
Je démarrai enfin pour de bon, direction la ville. Le crématorium était situé à l’opposé, vers la sortie nord. Il me fallut vingt minutes pour y parvenir. J’étais en avance, seul. Je restai cinq minutes à faire crisser les gravillons sous mes semelles. Quelques pas d’ours mal dressé, le nez pointé vers le soleil. Malgré mes lunettes noires, je cillai sous la lumière orageuse.
Un homme sobrement vêtu de gris anthracite se présenta et m’invita à le suivre pour accomplir une ultime formalité administrative. Je donnai deux signatures.
Puis je demandai à les voir.
L’homme m’introduisit dans une vaste salle en faux marbre blanc. Deux portes béaient au fond. Deux portes laissaient apparaître l’intérieur inquiétant, redoutable, de deux cheminées. Je levai la tête et suivis des yeux le conduit vertical des cheminées. Je m’avançai vers les cercueils posés sur de simples tréteaux et me plantai devant, perplexe, perdu. Je retournai au bureau où j’avais signé les documents un peu plus tôt et allai demander assistance à l’homme en gris. Dès qu’il me vit, l’homme en gris effectua un pas à ma rencontre.
- Quelque chose ne va pas, Monsieur ?
- Je voudrais savoir quel est le cercueil de ma femme et lequel est celui de ma fille.
- Oh ! Je comprends, répondit l’homme en me prenant le bras.
Ensemble, nous retournâmes à la salle blanche. L’homme désigna chaque cercueil.
- Votre épouse… Votre fille…
- Merci.
- Je vous en prie. Je vous laisse. N’hésitez pas si vous avez besoin de quoi que ce soit…
- Merci. J’aimerais rester seul un instant ici… Si quelqu’un se pré-sente, soyez assez gentil pour lui dire de patienter…
Je retournai à la voiture d’un pas décidé et en revins ma guitare sous le bras. Je me postai devant le cercueil de Barbara et lui jouai sa chanson préférée, Je suis venu te dire que je m’en vais.
L’acoustique de cette salle était fabuleuse. Je terminai la chanson sans me casser la voix et posai ma guitare droit devant moi, la caisse sur le bout de mes souliers. Je restai muet. Seules mes lèvres bougeaient.
Lorsque j’eus fini mes adieux à Barbara, je réajustai ma guitare, y installai le capodastre sous la quatrième frette, allai me placer face à Nelly. Wild horses… J’eusse souhaité le jouer en entier mais je cessai après le second couplet, la silhouette de Béatrice se découpant dans l’entrebâillement de la porte.
- Excuse-moi. Continue, surtout.
- J’avais fini, lui mentis-je.
- C’était très beau.
- Je sais. Enfin, je veux dire : la chanson est très belle.
- La façon dont tu l’interprètes est superbe aussi.
- C’est gentil, mais il n’y aura pas de rappel.
Béatrice ne sut trop quoi répliquer.
- Il y a d’autres personnes d’arrivées ?
- Pas mal. Il est presque l’heure.
- Je vais dire à l’ordonnateur de commencer, alors… Moi, j’ai fait ce que j’avais à faire. Reste ici en attendant.
Je repris le chemin du local administratif. L’homme enregistra mon ordre et fit débuter la cérémonie. D’un battement de paupières, il enjoignit à ses assesseurs de le suivre.
Je retrouvai Béatrice près des cercueils. Presque par hasard, nous nous donnâmes la main tandis que nous nous recueillions avant l’arrivée des autres participants.
La porte s’ouvrit bientôt en grand. L’homme en gris s’effaça, laissant le passage à une assemblée plus nombreuse que je ne l’avais imaginée. Il y avait bien le libraire. Une dizaine d’anciens collègues de Nelly aussi, auxquels je n’avais pas pensé ce matin. Le gros de la troupe était toutefois constitué par, me semblait-il, la classe de Barbara accompagnée de la plupart des professeurs. Je reconnus Vanessa au premier rang, Maryelle resta au fond de la salle. Cette présence massive me toucha. Même si une bonne moitié des adolescents présents ne l’était que par souci des convenances, je ne pouvais leur en vouloir, ils étaient trop jeunes pour ne pas souhaiter oublier vite cette jeune fille qu’ils auront succinctement connue et que l’on allait incinérer sous peu. La vie les attendait, eux. Et ils attendaient sans doute tout de la vie. Combien se souviendraient dans quelques années de cette cérémonie ? Encore qu’une crémation fût difficile à chasser de sa mémoire. La force du feu.
La main toujours dans celle de Béatrice, j’écoutai le bref discours convenu que mon copain en gris récitait sans âme. Les cercueils furent introduits sans heurts dans chacun des fours. Je repérai les positions, Nelly à gauche, Barbara à droite. Coïncidence : c’était ainsi qu’elles positionnaient leurs transats dans le jardin. Je les revis vivantes, si vivantes, bien qu’assoupies sous le cerisier. Puis d’immenses flammes les happèrent de ma mémoire, d’immenses flammes jaillirent sous les cercueils faisant crépiter les corps odieusement. Je savais parfaitement que ce n’était pas seulement le bois des cercueils que j’entendais crépiter.
L’homme en gris referma les portes des fours. Alors je lâchai la main de Béatrice et me ruai dehors, bousculant tout à chacun sur mon passage, à commencer par Béatrice qui tomba à la renverse, sa jupe noire lui remontant jusqu’au menton, dévoilant la promesse qu’elle s’était tenue la veille à l’homme en gris dont le visage tourna au pourpre.
La bousculade déclencha bien quelques protestations, mais je les ignorai. Seul comptait d’arriver à temps dehors, à temps pour voir la fumée s’échapper des cheminées étroites et hautes, à temps pour accompagner du regard Nelly et Barbara dans leur danse ultime et aérienne.
J’exultai. Le vent soufflait en direction de la maison. Ainsi Nelly et Barbara allaient-elles la survoler. C’était bien.
Je demeurai piqué là une heure encore, nez au vent, jusqu’à ce que le mince nuage des âmes réunies ne fut plus perceptible.
Alors seulement, j’aperçus plusieurs personnes qui comme moi scrutaient les cieux. Mais que pouvaient-elles y voir ? Je poursuivis ma contemplation, quand bien même une pluie d’orage, lourde et chaude, commença à tomber, faisant fuir opportunément vers leurs véhicules les derniers participants de l’étrange cérémonie. Au passage, Béatrice me colla un baiser dans le cou, sous l’oreille droite. L’homme en gris me rejoignit, une urne dans chaque main. J’en pris possession. L’homme en gris s’en retourna. Je restai seul, à examiner les urnes sous tous les angles. Qu’en faire ? Aucune idée. Le vide total. Alors je les déposai sur le siège passager de ma voiture.
Je rentrai chez moi après être allé rechercher ma guitare. Personne ne m’y attendait plus. Le réfrigérateur était à moitié plein mais rien ne me tentait. Je montai dans la chambre, posai les urnes sur le lit et m’allongeai entre. Je croisai les bras sous la nuque en guise d’oreiller et fermai les yeux. Mes narines frémirent. Une désagréable odeur de viande calcinée s’échappait des urnes. Toutefois, l’odorat étant le sens doté du plus fort coefficient d’adaptation, cinq minutes plus tard je ne faisais déjà plus atten-tion à l’odeur.
Et je m’endormis tandis que l’orage éclatait enfin de toute sa fureur.
Et le tam-tam de la pluie contre la fenêtre constitua la meilleure des berceuses.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 13:53

J'aime beaucoup et moi aussi je me demande de quoi elles sont mortes.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 18:33

Comme je suis totalement accro, j'en met de plus en plus que je lis en même temps que vous.
Philippe m'a tout envoyé jusqu'a la fin avant hier.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 18:36

33


Au cinquième jour, Henri m’appela. Je n’étais pas retourné travailler ni n’avais donné signe de vie, alors il s’était décidé. Depuis la crémation, c’était la deuxième sonnerie de téléphone qui me dérangeait.

Le premier appel émanait de Béatrice. Gentiment, je lui conseillai de rentrer chez elle, auprès du génial écrivain. Elle insista un peu malgré tout pour me voir avant de partir. Je restai ferme et refusai son rendez-vous, étant incapable de lui résister si elle me soumettait à la tentation, je le savais. Sans doute Béatrice fut-elle déçue, mais cela ne se traduisit pas par une de ces colères dont elle avait le secret. Compte tenu des circonstances, elle prit sur elle. Pour une fois, nous nous quittâmes en bons termes.

Et à présent Henri… Je lui fis comprendre que je n’avais pas le cou-rage de venir à l’agence. Il dit me comprendre parfaitement, m’autorisa à prendre tous les congés nécessaires, me souhaitant de retrouver rapidement le moral. Je le remerciai. J’attendis qu’Henri raccrochât et débranchai le téléphone. L’envie ne me manquait pas de pulvériser l’appareil contre le mur mais j’avais encore besoin de communiquer avec l’extérieur, ne fut-ce que pour me faire livrer par l’épicier du village voisin. J’avais d’abord essayé de me faire livrer par un commerçant de la ville mais plus aucun n’assurait ce service, tout au moins pour des clients comme moi, situés à plus de dix kilomètres.
Je fis glisser le téléphone sur le parquet. Il termina sa course dans l’angle de la pièce nue.

Je n’étais pas resté inactif ces cinq derniers jours.
Le premier après-midi je dormis certes longtemps mais, dès mon ré-veil, je contactai Emmaüs et pris rendez-vous pour le lendemain 9 heures. Je dînai d’une pizza surgelée et d’une tranche de cake industriel, le tout accompagné d’un fond de whisky.
Cette nuit là fut longue. Je crus pouvoir m’endormir vite, mais au bout d’une heure aucun assoupissement n’alourdissait mes paupières. Je me relevai, descendis regarder la télévision dans l’espoir de m’endormir devant. Je ne parvins qu’à m’énerver devant l’indigence générale des programmes. Aussi bien m’étais-je résolu de commencer ce que j’avais projeté d’accomplir le lendemain : vider la chambre, notre ancienne chambre, à Nelly et à moi, ainsi que la chambre de Barbara.
Vers minuit, un vacarme résonnait dans la maison. Notamment dans la cage d’escalier où je bataillais ferme pour y faire descendre le lit de 140… Je me répétais que je ferais mieux d’attendre le lendemain, attendre l’aide d’un ou deux déménageurs dévoués à la cause de l’abbé Pierre, mais non, je m’entêtais. Je prenais plaisir à souffrir, tirer sur mes muscles, affoler mon rythme cardiaque, risquer la chute fatale, l’écrabouillement sous le lourd sommier… Ridicule volonté expiatoire, vaine et dérisoire. Je n’avais rien à me reprocher. Nelly et Barbara n’étaient pas mortes par ma faute. Je n’y étais pour rien, sinon pour les avoir laissées un jour me quitter. Cent fois, je me crus englouti par l’alliance en déséquilibre du lit et de l’escalier mais, hormis quelques égratignures et une bosse à l’occiput (dans un brus-que mouvement, ma tête se coinça entre le lit et le mur), je m’en sortis indemne.
La descente du lit de Barbara fut un jeu d’enfant. À cinq heures du matin, je m’affalai sur mon lit qui trônait désormais au beau milieu du garage parmi les autres meubles dont je comptais me débarrasser. Enfin terrassé, je dormis comme une masse jusqu’au tambourinement sauvage de la horde Emmaüs contre la porte. J’avais dormi tout habillé. Le manque de sommeil, sa mauvaise qualité ainsi que la fraîcheur du petit matin me firent frissonner, puis éternuer. J’étais bon pour un rhume. Logique, on ne s’effondrait pas encore trempé de sueur sans se munir de la moindre couverture.
J’interrompis le massacre de la porte en ouvrant le garage. Surpris par mon aspect sérieusement défait, les « Emmaüs boys » se présentèrent avec une timidité que le martèlement de leurs poings ne m’avait laissé présager…
- On vient vous débarrasser des meubles monsieur, vous nous avez appelés hier, déclara le plus costaud des deux, inquiet soudain d’avoir peut-être mal compris la consigne et s’être trompé d’adresse. Car, manifestement, l’homme qui venait à sa rencontre semblait avoir été tiré de son lit et ne pas les attendre. Eh bien si ! Je les fis entrer directement dans le garage et leur indiquai l’entassement du mobilier.
- Tout est là, embarquez !
Les déménageurs apprécièrent le volume du tas puis s’attelèrent à la tâche. Je les laissai faire et me traînai à petits pas vers la cuisine où un café serré me remettrait d’aplomb peut être, en doutant un peu tant je me sentais fourbu, éreinté et courbatu par mon activité nocturne.
Mon petit-déjeuner avalé, je passai au salon et me vautrai dans mon fauteuil, renonçai à me servir un doigt de whisky, n’allumai pas la hi-fi. Rien. Je ne fis rien et l’ennui me paralysa, figé dans mon fauteuil, immobile presque, seuls bougeaient mes orteils que je frottais les uns contre les autres.
J’écoutais les déménageurs s’activer dans le garage.
Après une heure, ils vinrent m’annoncer la fin du chargement. J’acquiesçai. Ils repartirent, inquiets de mon mutisme.
Sitôt grimpés dans leur camion, ils se sentirent mieux, plus à l'aise que dans cette maison où, sans être informés de l’accident fatal à Nelly et Barbara, un certain parfum de mort obscurcissait l’atmosphère. Pour conjurer un éventuel mauvais œil, une hypothétique malédiction, celui des deux qui conduisait lâcha un pet sonore. Les deux hommes éclatèrent d’un rire gras mais, par cette trivialité douteuse, ils chassèrent les scories d’idées noires ramassées dans cette inquiétante maison. Ils n’en pensaient pas moins qu’ils respireraient mieux lorsque le mobilier embarqué serait déchargé à l’entrepôt, sans plus l’avoir dans le dos comme une traître menace.
Par quel hasard facétieux décèderont-ils tous les deux un an plus tard, à moins d’une semaine d’intervalle ? Le premier d’un cancer des intestins (voilà pourquoi il assaillait son compère de pets incessants) ; le second écrasé à la sortie du bureau de tabac par un 15 tonnes dont les freins auront cédé, sans raison.
Pour moi, ces hommes étaient morts dès qu’ils m’avaient quitté en emportant mes meubles. J’entendais par « morts » qu’ils étaient sortis de ma vie tout aussi vite qu’ils y avaient fait irruption. Dans ces conditions, je les considérais comme disparus, enfuis, envolés, morts, même si ce mot n’avait pas la même lourde réalité que pour Nelly et Barbara…
Je remontai dans ma chambre vide, nue, peu après le départ des compères Emmaüs. Je me couchai sur le parquet qui révélait l’empreinte des meubles, à peu près au centre de la pièce. Je restai étendu sur le dos un long moment.
Je me relevai pour aller m’étendre dans l’ancienne chambre, vide et nue de Barbara. J’y restai plus longtemps encore.
Je retournai dans ma chambre et poursuivis ce manège toute la journée. Une fois avec Nelly. Une fois avec Barbara, étendu sur le dos, muet, concentré, dans l’attente d’un signe. J’espérai jusqu’à 8 heures, jusqu’à ce que mon estomac se révoltât du vide dont je l’accablais. Alors, je condescendis à me réchauffer une boite de conserve et mangeai sans appétit, par pure nécessité, assis sur une fesse au coin de la table.
Étrangement, je dormis bien, allongé à même le sol dans la chambre de Barbara, une vieille couverture remontée jusqu’aux épaules.
À mon réveil, je restai au sol et j’approfondis l’idée qui m’était ve-nue peu avant le sommeil. Je la jugeai réalisable et me levai pour examiner la topologie exacte de la chambre de Barbara par rapport à la mienne. Cela pouvait marcher. Je me promis de descendre au magasin de modélisme dans la matinée.
J’en revins vers midi, le coffre de la voiture plein et mon crédit ban-caire sérieusement entamé. En deux allers-retours, j’installai mes acquisitions sur le plancher nu de la chambre de Barbara. Sans perdre de temps, muni de ma perceuse électrique, je découpai plusieurs demi-cercles dans la cloison qui séparait ma chambre du couloir et renouvelai l’opération dans celle qui séparait le couloir de la chambre de Barbara. Ces ouvertures prati-quées à ras du sol avaient au rayon précis de sept centimètres et constituaient de parfaits tunnels pour les trains miniatures que je venais d’acheter…
Une fois ces travaux d’infrastructure achevés, je potassai le catalogue où figuraient les modèles de réseaux ainsi que les schémas de câblage électrique qui permettaient au plus novice l’élaboration d’un circuit sophistiqué. Je retrouvai la page du plan qui m’avait séduit au magasin une heure plus tôt. J’avais acheté tout le matériel nécessaire à sa réalisation. Rien que de l’indispensable - transformateur de courant, rails, aiguilles, fils électriques - la facture s’élevait à près de mille euros. En outre, je m’étais offert deux locomotives, une dizaine de wagons et six voitures voyageurs, une gare, un passage à niveau. Je n’avais pas poussé le vice jusqu’à commander des maquettes de maisons ou des personnages et des arbres à l’échelle de mon tout nouveau jouet. Malgré cela, le chèque que j’avais laissé au final sur le comptoir avoisinait les mille cinq cent euros. Une pure folie, mais j’avais mon idée. Et puis ces trains pas plus gros que l’index me séduisaient tant. Enfant, j’avais eu mon Noël « train électrique » mais il s’agissait de modèles réduits à l’échelle HO (1/87ème) alors que là, je me lançais dans l’échelle N , réduction des modèles au 1/160ème. Le vendeur m’avait même révélé qu’il existait une échelle Z : les motrices ne dépassaient pas la taille d’un auriculaire (ou du clitoris de Marie-Carmen).
Le soleil baissait à l’horizon quand j’achevai le montage électrique du réseau. Jamais je n’avais imaginé que cela me prendrait autant d’assembler rails et aiguilles, de raccorder ces dernières au poste de commandes automatiques, de câbler les différentes sections des voies. Les aiguilles (et non « aiguillages », avait précisé le marchand) recelaient un ingénieux système de contact électrique qui alimentait les voies selon leur orientation. Ainsi pas de collision possible. Si la voie n’était pas libre, le train s’arrêtait seul et ne repartait pas avant que je la lui eusse ouverte. Je gérais le tout depuis un pupitre où clignotaient diodes vertes et diodes rouges, figurant la position de chaque convoi. Coûteuse installation mais qui s’avérait indispensable car mon réseau s’étendait d’une chambre à l’autre en passant par le couloir grâce aux tunnels percés en tout de début d’après-midi. J’installai son poste de commande dans la chambre de Barbara et je pouvais suivre sur mon pupitre la progression des convois au-delà des cloisons, sans risquer la collision. J’étais redevenu un enfant, ou presque, m’ébahissant quand pour la première fois les deux convois obéirent scrupuleusement à mes ordres, s’arrêtèrent ici pour s’engager plus tard par là. Magie de les voir disparaître dans un tunnel puis surgir du couloir pour s’arrêter sous mon nez, devant la gare.
Puisque tout fonctionnait, je m’accordai une pause restauration. Me relevant, je sentis mes reins se raidir. Passer ma vie ras le plancher n’était plus de mon âge. Malgré tout, il faudrait bien m’y habituer. J’avais décidé d’occuper dorénavant mon temps à jouer avec mon train. Et de dormir chaque nuit à même le plancher.
Dès le deuxième jour, mon corps s’adapta à sa nouvelle vie. Mes reins furent moins sensibles au réveil. Encore quelques nuits et ils ne souffriraient plus de l’absence de moelleux du parquet. Quant aux journées passées allongé le nez sur les rails, un bon coussin et l’affaire était jouée. Mon dolorisme n’excéderait pas 48 heures.
Je ne quittais plus le réseau que pour la douche et la table. Et aller retirer mon courrier de la boite à lettres.
C’était ainsi que deux jours plus tard, le télégramme de mon père arriva d’Amérique du sud. Il profitait de sa récente mise à la retraite pour assouvir un vieux rêve : traverser l’Atlantique par les voies maritimes ; découvrir ensuite l’Argentine, pays qui l’avait toujours fasciné, sans raison, peut être juste le nom, Argentine… Mon père n’avait pu être présent à la crémation de Nelly et de Barbara, puisqu’il refusait d’emprunter l’avion, quels que fussent les événements. Et comme le premier cargo qui aurait pu le rapatrier en France eût touché terre une semaine trop tard, mon père poursuivait son périple jusqu’à la Terre de feu, m’assurant que Nelly et Barbara ne quittaient pas ses pensées. Je le crus volontiers, mon père ayant toujours été sensible sans pour autant s’embarrasser de convenances. J’avais pensé tenir de lui jusqu’à la confession de ma mère : il n’était pas mon père biologique.
Outre ce télégramme, j’extirpai de la boite un courrier à en-tête de la compagnie d’assurances pour laquelle travaillait Nelly. Je la retournai en tous sens mais l’enveloppe était épaisse tout autant qu’opaque et garantis-sait un maximum de discrétion vis-à-vis du destinataire. Je l’ouvris, par-courus le texte sans rien comprendre (ou alors sans rien vouloir comprendre ?) mais il me fallut bien l’admettre : Nelly avait souscrit une assurance-décès dont j’étais le seul bénéficiaire puisque Barbara était morte elle aussi. Je me rappelais une vague discussion à ce sujet mais ça remontait à plus de dix ans. Malgré notre séparation, Nelly m’avait laissé comme unique bénéficiaire après Barbara. Délibérément ou simple oubli de sa part ? Nelly n’était pas du genre à oublier une assurance-décès, elle y travaillait matin midi et soir. Preuve supplémentaire qu’un soupçon d’amour avait subsisté entre nous. Je m’attendris un instant, encore, sur le souvenir de Nelly. Sur le souvenir de ma femme.
La somme était rondelette. Plus que ça, même, approchant les deux cent cinquante mille euros. Suffisant pour organiser ma nouvelle vie en ermite, pour délimiter mon espace vital aux deux chambres dans lesquelles j’avais aménagé mon train électrique, pour réduire le plus possible mes sorties dans le monde extérieur. Je calculai. Je pouvais vivre replié sur moi-même pendant dix ans, sans faire trop de folie mais sans trop me priver. J’allai chercher ma calculatrice de poche et envisageai un placement raisonnable. Ses revenus seraient suffisants pour terminer mon existence sans soucis. Cependant, la compagnie d’assurances me demandait de prendre contact de toute urgence avec sa succursale, celle-là même où travaillait Nelly. Je me souvenais du visage de ses collègues lors de la crémation. Un jour, Nelly m’en avait présenté une avec laquelle elle s’entendait plutôt bien, ce qui était rare. Je décidai d’attendre la fin de la semaine pour lui rendre visite.
J’ignorais encore l’importance de cette assurance-décès sur le déroulement de mes prochaines années. Pour le reste de mes jours.


Dernière édition par Diane le Septembre 28th 2008, 18:48, édité 1 fois
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Daniel_f
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 18:45

C'est drôlement agreable à lire... RELAX BRAVO!
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 18:49

Oui moi aussi Daniel je trouve cette lecture agréable et elle suscite beaucoup de questions quand a la fin!!!!
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 18:56

34


Une nuit, je m’éveillai en sursaut mais restai cependant allongé en chien de fusil. En vérité, seule ma tête avait sursauté, au point de me meurtrir les cervicales. Mes yeux s’ouvrirent grand, cherchant plus à entendre qu’à voir, exorbités pour mieux affûter mon ouïe. Mais la profonde nuit d’été ne restitua aucun écho. La maison était silencieuse, un temple, un mausolée.
J’avais rêvé. Forcément. Pourtant j’aurais juré l’avoir entendue. Mais j’avais rêvé : Nelly ne s’était pas levée d’un bond ni n’avait jailli hors de la chambre pour se précipiter au chevet de Barbara…
Elles étaient mortes.
Je dus me le répéter comme un con pour m’en convaincre.
Nelly et Barbara étaient mortes.


Jusqu’à l’âge de deux ans, Barbara avait appelé sa mère toutes les nuits. Toutes les nuits. Elle ne pleurait pas, ne pleurnichait pas. Barbara appelait. Les premiers mois, elle réclamait son biberon, l’ingurgitait avec sérieux, les yeux fermés, concentrée, ses petits doigts serrés autour du col du biberon. Barbara se rendormait parfois sans l’avoir vidé mais en général n’en laissait pas une goutte, tétant même à vide plusieurs fois de suite comme pour s’assurer de n’en pas oublier.
À quatre mois, Barbara ne réclama plus son biberon nocturne mais continua pourtant d’appeler sa mère. Les premiers temps, elle formulait son envie par une série de vocalises autour du son « a », en modulait la tonalité sans toutefois se départir d’une note aimable et calme. Lorsque ses appels se faisaient grognons ou plaintifs, nous devinions que Barbara couvait, simple fièvre ou autre infection.
Nelly se réveillait au premier cri. Moi, au deuxième. L’un comme l’autre y voyions une manifestation du fameux instinct maternel, à moins que je ne fusse simplement prédisposé à un sommeil plus profond.
Nelly consacrait cinq minutes à caresser le front de Barbara, la main ouverte en conque remontant de l’arête du nez jusqu’à l’occiput. Barbara dodelinait rapidement, ses yeux de révulsaient, iris absorbés vers l’arrière des orbites par le sommeil naissant.
Notre fille rendormie, Nelly lui déposait un baiser sur le front, re-montait le drap sur ses épaules, s’assurait enfin que le lapin fétiche reposait bien à côté de l’oreiller. Alors, seulement, Nelly me rejoignait au lit, où parfois je feignais d’être endormi tout en insinuant la main vers ses petits seins. Souvent, elle attendait cette caresse. Je sentais ses mamelons déjà durcis. Nous faisions l’amour. Nelly adorait ces étreintes nocturnes, brèves, brutales et soupirait de déception lorsque je dormais vraiment, s’escrimant parfois alors à réveiller mes ardeurs…
Face à la régularité des appels de Barbara, nous en étions venus à n’assouvir notre sexualité qu’en ces brefs instants.
Du jour où son langage évolua, Barbara invita sa mère d’une voix douce et tranquille, « Maman… viens ».
« Maman… viens »… C’était exactement ce que j’avais cru enten-dre. Mais Nelly ne reviendrait plus se coucher pour offrir son corps à la promenade de mes doigts, ne pivoterait plus, les reins cambrés. Je savais parfaitement qu’au rez-de-chaussée, sur le plan de travail de la cuisine, une urne banale, simple cube en bois, recélait les vestiges de notre amour.
Malgré ma lucidité retrouvée, l’incident « Maman… viens » m’avait énervé. Alors je descendis à la cuisine engloutir une bière fraîche. Mes yeux ne parvinrent pas à se détacher des urnes. Je n’étais pas sur le chemin de la félicité, de l’apaisement propice aux nuits pleines. Mes idées s’embrouillèrent. Je sortis un pot de confiture de mûres du frigo, en déversai quatre belles cuillerées dans un bol, puis ouvris les urnes pour la première fois. J’en fis couler une pincée de cendres de chaque, les mélangeai à la confiture. Lentement, je portai la première cuillerée à mes lèvres. Plus lentement encore, je desserrai les mâchoires. La cendre altérait peu la puissance de la mûre. Mais elle crissait entre mes molaires… Comme s’il s’était agi d’un banal goûter, j’avalai sans cérémonie le reste de la mixture.
Apaisé, je retournai me coucher. Le sommeil me surprit vite. À peine eus-je le temps de me demander comment les collègues de Nelly m’accueilleraient. Dans un semi coma, je me souvins combien je m’étais angoissé lorsque Barbara tardait à nous réveiller. Une nuit, elle n’avait pas appelé et nous nous étions éveillés quand même. Il était tard. Le creux de la nuit. Barbara n’avait pas appelé. D’énormes gouttes de sueur avaient perlé de mon front. Mon cœur s’était agité et ne put retrouver son rythme tranquille tant que le « Maman… viens » n’ait résonné à travers la cloison. Je me souvins que Barbara était née en pleine polémique quant à la position de sommeil offrant le moins de risque de mort subite du nourrisson. Auparavant, le bébé devait dormir sur le dos. Le pédiatre, avant-gardiste, avait préconisé à Nelly de coucher Barbara sur le côté. Le dos calé par un coussin sous un matelas. Problème : de cette position de départ, Barbara avait fâcheusement tendance à basculer et finissait ses nuits sur le ventre. Et personne ne savait alors si dormir sur le ventre était bonne ou mauvaise chose, si cela constituait un danger ou non pour le bébé. Par simple observation, je m’étais inquiété de voir ma fille le visage écrasé contre son matelas. Et si elle étouffait ? Parce que tout simplement elle ne possédait pas la force pour relever seule la tête et se ménager une arrivée d’air suffisante. Je ne pouvais tout de même pas attacher ma fille en position latérale pendant ses nuits. Si bien qu’avec Nelly, nous avions passé à peu près trois cent soixante-cinq nuits d’inquiétude larvée, attentifs aux moindres sons parve-nus depuis la chambre de Barbara.
Quel frisson rétrospectif avions-nous éprouvé quand la nouvelle religion en matière de mort subite du nourrisson intronisa la position allongée sur le ventre pour le bébé, la tête tournée sur le côté ! Je m’étais juré que s’il était arrivé malheur à Barbara, le ministère de la Santé m’aurait entendu. Avec Nelly, nous avions eu de longues discussions à ce sujet et répandions autour de nous la bonne nouvelle à chaque naissance : faites dormir votre bébé sur le ventre, assurions-nous auprès de tout nouveau jeune parent.
Depuis moins d’un an, des médecins australiens avaient convaincu le monde entier qu’en matière de mort subite du nourrisson, il n’existait qu’une parade, infaillible : la position allongée sur le dos.
Retour à la case départ… J’avais manqué m’étrangler. Nelly aussi sans doute (elle m’avait quitté alors depuis dix-huit mois…). Une chose était sûre : plus question de donner le moindre conseil à de jeunes parents. Jusqu’à quand les Australiens détiendraient-ils la vérité ?
Barbara cessa de nous réveiller vers sa sixième année, sans raison apparente. Dans ce renoncement, Nelly et moi perdîmes notre complicité sexuelle nocturne et en revînmes à des horaires de luxure plus conventionnels.


En moins de deux semaines, j’avalai le contenu des deux urnes, moitié mélangé avec de la confiture, moitié avec de la compote. Mon estomac supportait bien, mon cœur était comme soulagé d’un poids certain, ma raison vacillait : n’étais-je pas devenu une sorte de cannibale ? Je me jurai bien de n’en jamais parler.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 19:02

35


Avant de passer à l’ancien bureau de Nelly, je fis un détour par le magasin de modélisme, modeste boutique à l’écart du centre-ville dont la peinture jaune s’écaillait par plaques et sur toute la façade duquel s’étalait l’enseigne en lettres noires : Le Ferrovipathe. Son propriétaire n’avait pas tort, l’engouement pour les trains miniatures manifesté par certains hommes d’âge respectable relevant de la pathologie.
Ce matin, ma conviction se trouva renforcée par l’observation du client qui me devançait et pinaillait sur les moindres détails de chaque article présenté par le vendeur. Ce dernier d’ailleurs ne valait pas mieux. Curieuse névrose de faire commerce de cette passion somme toute anodine et pour le moins juvénile. Mais derrière le simple jeu, ne se cachait-il pas une volonté de reconstruire un monde différent, à sa mesure ? N’était-ce pas le moyen d’échapper à une réalité peu satisfaisante ? Le moindre intégriste religieux aurait dû dénoncer dans cette activité un authentique blasphème envers le Créateur ! Car au point où en étaient le vendeur et son client tatillon, je n’éprouvais aucune difficulté à considérer qu’ils jouaient l’un comme l’autre à se prendre pour Dieu, à vouloir ainsi reproduire un monde miniature le plus conforme possible au monde réel. Un souci de précision maladif poussait le client (cinquantaine grisonnante, cravate clas-sique et souliers vernis irréprochables) à attirer l’attention du vendeur sur l’incohérence de voitures SNCF supposées dater de l’après-guerre, formant convoi derrière une splendide motrice électrique BB (deux fois deux essieux) : chaque reproduction portait sur ses flancs la pancarte de sa provenance et de sa destination et alors que toutes étaient sensées provenir de Paris-Austerlitz, quatre se rendaient à Vierzon alors que les deux autres re-joignaient Saint-Pierre-des-Corps. Crime ! Passible d’excommunication, selon le client. Et d’agonir le vendeur, lequel se retranchait derrière le fait qu’il s’agissait là des seules voitures SNCF en sa possession, plaidait la conscience professionnelle qui lui avait dicté de ne pas proposer les modè-les de la U-Bahn outrageusement allemandes à un client si respectueux de l’orthodoxie ferroviaire. Le client ne décolérait pas et exigeait six voitures voyageurs portant même destination. Le vendeur bâtit en retraite et prit servilement commande des deux modèles défaillants (avec mention précise quant au panneau d’itinéraire : Paris Austerlitz-Vierzon), remisant sous le comptoir les deux modèles répudiés.
Ce point de détail éclairci, le client attaqua sur le manque de réalisme des arbres en plastique et mousse verte. Je les abandonnai à leur dispute et me faufilai dans l’arrière-boutique. Autant la première pièce manquait d’espace, encombrée par quelques solides montagnes de boites en carton poussiéreuses et tout un fatras de documentation spécialisée, autant la porte basse découvrait une ville miniature claire, propre, rangée, fraîche et silencieuse. Un temple. Seul le bourdonnement des minuscules moteurs électri-ques et le cliquetis des aiguilles à chaque changement d’orientation troublaient le recueillement admiratif qui s’emparait du premier visiteur venu. La pièce était vaste, au moins cinquante mètres carrés, et les murs et le plafond blancs agrandissaient encore l’espace. Le mur opposé semblait hors d’atteinte. De fait, personne ne pouvait l’approcher puisque toute la surface du local était occupée par un réseau de chemin de fer miniature extraordinaire. J’essayai de compter les locomotives en service mais j’abandonnai devant le nombre. Le diorama reconstituait sur ma gauche une gare de belle importance, avec amorce d’agglomération à l’arrière plan, une débauche de quais protégés par une immense verrière, un éventail de voies de service semblable à une toile d’araignée métallique comportant ateliers de sablage, d’alimentation d’eau, de pompes à carburant, d’entretien et réparation, le tout parachevé par un pont tournant qu’une im-pressionnante rotonde encerclait sur 270°. Tour à tour défilaient, s’immobilisaient, s’élançaient de la gare quelques trains grandes lignes, un TGV Atlantique, quatre ou cinq express régionaux aux couleurs vives ; plus des convois de marchandises, dont un constitué uniquement de citernes blanches d’une longueur totale extravagante. Tous ces convois, sans comp-ter la dizaine de motrices naviguant seules sur les voies de service, rou-laient sans heurts, stoppaient docilement en attente que leur voie se libérât, changeaient de voies, empruntaient une succession d’aiguilles et de croi-sements, sans surveillance autre que celle de l’ordinateur, taciturne guetteur installé en coin de salle. Le centre du réseau figurait un petit village fran-çais stéréotype (son église, son hôtel Terminus, ses commerces basiques et ses maisonnettes), village étiré le long de l’unique route dont la présence se justifiait par l’incontournable passage à niveau. Une automobile pas plus grosse qu’une dent de lait, figée pour mille ans, subissait les sémaphores des barrières rouges et blanches déclenchés automatiquement par le passage d’un train. Douce note absurde. La partie étroite représentait l’inévitable massif montagneux (ses tunnels, ses viaducs, ses circonvolutions acrobatiques pour convois téméraires…) Le jeu des tunnels était fascinant : un train disparaissait, englouti par les ténèbres en carton-pâte, pour réapparaître, soit en approche de Matabiau (j’avais fini par la reconnaître !), soit escaladant les premières pentes d’un contrefort bigourdan. Sans doute un examen attentif m’aurait permis de définir l’itinéraire dévolu par l’ordinateur à chaque convoi, mais je préférais rester sous le charme, ne pas deviner à coup sûr la destination de celui qui abordait l’entrée du tunnel sous mon nez. Je souris des quelques francs carambolages anachroniques qui sautaient aux yeux et réduisaient la magie du rêve miniature : neige en abondance sur ma gauche (en cherchant bien, j’aurais même trouvé un ours des Pyrénées), baignades sous une canicule suggérée juste aux bas des pis-tes de skis… Ce n’était plus Matabiau mais la gare de Lourdes.
Après un quart d’heure de contemplation, je m’approchai de l’ordinateur et tentai de déchiffrer les paramètres de programmation qui défilaient sur l’écran au fur et à mesure du déroulement des ordres. Je ne réussis qu’à percer la numérotation des voies (paires ou impaires) avant l’arrivée du vendeur, enfin débarrassé du pépé maniaque.
- Ne touchez à rien, malheureux !
La parano les guettait tous, quand même, ces amateurs de petits trains, pensai-je. Je reculai d’un pas, levai les bras et écartai les mains paumes ouvertes pour le calmer.
- Vous m’avez fait peur. Si je devais un jour reconstituer ce pro-gramme, j’en mourrais…
- Vous n’avez qu’à le sauvegarder…
- Vous savez faire ça, vous ?
- Pas vous ?
- Non.
- Mais qui a monté ce programme ?
- Mon fils ! Et maintenant, il vit à Paris…
- Vous avez un CD vierge ?
- Un quoi ?
- Un CD neuf, si vous voulez…
- Comme ça ?
- Parfait…
- Ça va être long ?
- Dix secondes. Vous voulez bien arrêter le programme ?
- Comme quand je fais le soir ?
- Oui, faites comme si vous arrêtiez tout.
- Voilà !
- Stop ! Maintenant, à moi de jouer ! Dans une minute vous aurez votre sauvegarde.
- Vous êtes informaticien ?
- Non, mais j’utilise beaucoup l’ordinateur pour mon travail… Te-nez : la sauvegarde est terminée ! Prenez le CD et conservez-le au frais !
- Comment vous remercier ?
- Je ne sais pas… Faites-moi cadeau d’une motrice ! Je cherche une Diesel CC bleue, classique, celle qu’on voit partout…
- J’en ai une ! Un modèle court ! Le modèle français ! Pas le transeuropéen, celui-là est plus long…
- Ça ira très bien…
Je quittai le magasin, ma locomotive empaquetée dans la poche, autre avantage de la réduction au 1/160ème.
Bienvenu au royaume des timbrés ! Je n’avais rien à envier aux deux jobards que je venais de croiser, le vendeur parano et le client maniaque. J’avais tout ce qu’il fallait pour me détruire dorénavant : un réseau de train électrique avec un tunnel, un convoi de marchandises (huit tombereaux remplis de charbon tractés par une BB) et trois voitures de train régional et leur locomotive diesel CC bleue…
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 19:06

36


Les trois éclairs de ma vie. Trois femmes. Mes trois femmes. La première m’avait quitté à deux reprises ; la deuxième était morte ; et la troisième reposait en salle de réanimation sous surveillance médicale.

J’ouvris la porte de l’agence, tournant la tête sur la droite, vers la chaise qu’occupait Nelly. Un gros homme aux yeux brillants avait pris sa place. Sa bobine ne me revenait pas, aussi décidai-je de patienter au guichet de gauche. Il n’y avait pas foule, une seule femme me devançait.
Je pianotai sur le comptoir, patientant comme je le pouvais. J’entrepris la lecture des différentes affiches punaisées aux murs, puis je ne sus plus quoi faire, alors j’écoutai la femme devant moi parler avec l’employée assise derrière son guichet. Je me déportai d’un demi pas vers la droite et reconnus l’ancienne collègue de Nelly, sans pour autant mettre un prénom sur son visage.
Elle aussi me reconnut et m’adressa un signe des yeux. « Bonjour et désolée de vous faire attendre », voilà ce que signifiait son regard, si je le comprenais bien. Je lui souris en retour puis m’intéressai au profil de la cliente : une lame ; un nez long et fin, la lèvre boudeuse, le menton fuyant, les sourcils bruns, les cheveux noirs aux mèches folles. De trois-quarts dos, je ne pus capter son regard. La voix était basse, se brisant parfois. Nelly avait de ces brusques modulations de gorge parfois. Cigarette ?
Peu à peu, je me rendis compte que la jeune femme (combien lui donner ? vingt-cinq, maxi…) s’énervait, réclamant le versement d’un capital rondelet pour incapacité majeure. L’employée semblait compatir sincèrement sans toutefois pouvoir lui donner satisfaction.
- Vous voyez bien que je ne vous mens pas !
- Bien sûr, répondit Anne (dont je venais me rappeler le prénom), mais je vous répète : ce n’est pas nous qui établissons les chèques. Il faut vous adresser au centre de gestion à Niort.
- Vous ne pouvez pas les appeler maintenant, vous ?
Anne lança un regard à Liam. Je la rassurai :
- Allez-y, allez-y, occupez-vous de Madame, j’ai tout mon temps…
Anne se leva pour téléphoner d’une autre pièce.
- Vous verrez : ça va s’arranger…
La femme ne répondit pas, se détournant plutôt. J’insistai :
- Ça arrive parfois, des embrouilles comme la vôtre, mais ça s’arrange toujours. C’est une bonne compagnie, pas des margoulins.
Toujours pas de réponse. Peut être un léger haussement d’épaule agacé. Je compris que je perdais mon temps et me replongeai dans la lecture des panneaux publicitaires.
Anne revint :
- Le siège m’a assurée que vous recevriez le chèque dans deux jours, chez vous par courrier. Et si jamais vous n’aviez rien après-demain, ils m’ont autorisée à vous faire une avance au guichet. Dans ce cas, vous repasseriez me voir.
- Entendu. Sans doute à bientôt alors. Vous ouvrez à quelle heure le matin ?
- 9h30.
- Merci. Au revoir.
La femme fila vers la porte et dit sans se retourner :
- Merci Monsieur.
Tout simplement.
Trois secondes plus tard, je réalisai enfin qu’elle s’était adressée à moi. Je voulus lui répondre mais elle était déjà partie, envolée.
Touché ! J’étais tellement intrigué par son attitude que je n’écoutai pas tous les détails dont Anne m’abreuva à propos de l’assurance-décès, souscrite par Nelly en faveur de Barbara, et/ou à défaut en ma faveur, Liam Vernon.
- Elle vous aimait encore, vous voyez, dit Anne d’une voix conso-lante, duveteuse. C’est en principe un secret, mais à vous je vous le dis : elle n’a rien laissé à l’autre. Je veux dire : au jeune homme qui…
J’abrégeai :
- Ah oui, sans doute, sans doute. Donc si j’ai bien compris, la somme de…
- Deux cent quarante trois mille neuf cent dix huit euros et quarante trois centimes.
- Et quarante trois centimes… Oui… Cette somme va m’être virée et je pourrai en disposer à ma guise ?
- C’est cela même.
Je trouvai au ton de Anne un petit air gourmand. Je regardai sa main gauche : pas d’alliance. Quel beau parti ferais-je pour cette célibataire ! Je la jaugeai : presque la quarantaine, banale, gentille. Son vif intérêt pour le veuf nouveau riche que j’étais jouait en sa défaveur. Et puis je m’en moquais qu’Anne voulût me mettre le grappin dessus. Elle pouvait aller au diable, j’avais d’autres préoccupations.
- Écoutez, dès que j’ai le virement, je repasse vous voir pour placer tout ou partie de cette manne. D’accord ?
Anne devint pourpre. Cela jura avec son chemisier vert.
Je savais déjà que je retournerais la voir bientôt. Précisément dans deux jours. Vers 9h30.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 19:10

37


L’esplanade. Un banc. Un arbre. Son ombre.
Je surveillais chaque passante.
10h : la matinée était agréable. Le soleil avait bondi dans le ciel tôt ce matin et plombait la ville. Je suais malgré mon immobilité. Mes joues me démangeaient. Je m’étais rasé de près, deux rasages successifs, les lames souples n’avaient laissé aucune chance à ma barbe attendrie sous le gel. Mais à présent la sueur entamait mon baume apaisant, la peau de mon cou s’enflammait, s’irritait. Je rêvais d’aller me rafraîchir à l’eau de la fontaine cent mètres plus bas, cent mètres trop loin : je ne pouvais abandonner mon poste d’observation. Elle allait venir.
10h15 : quelques moineaux s’aventurèrent jusqu’à mes pieds. D’un coup d’ailes, ils s’enfuyaient dès que je bougeais.
10h25 : un chat noir et blanc coursa les oiseaux. J’aimais les chats mais regrettai l’arrivée inopinée de celui-ci : le manège des oiseaux m’amusait. Le chat repartit presque aussitôt, comme s’il n’était intervenu que pour effrayer les oiseaux. Était-ce une sorte de jeu entre eux ? Rien en vue sur le trottoir d’en face. Aucun client n’avait passé la porte de l’agence.
10h30 : un lézard zigzagua sur le tronc d’un marronnier, stoppa sa course à un mètre du sol et ne bougea plus. Je chaussai mes lunettes de soleil, me déplaçai de cinquante centimètres sur la droite, suivant ainsi l’ombre du marronnier.
10h50 : Elle. Je décidai de m’infliger trois minutes de patience. Un œil sur le lézard, l’autre sur l’agence. Elle était à l’intérieur. Je tins deux minutes et une poignée de secondes puis je bondis vers l’agence. Au passage, j’effrayai le reptile jusqu’alors demeuré statique sur son tronc, tête en bas. Je traversai l’avenue, ouvris la porte.
Elle :
- Vous me faîtes l’avance, comme convenu ?
Anne :
- Je vais demander à mon supérieur… Je reviens…
Moi :
- Bonjour !
Elle tourna la tête vers moi, très légèrement. Son œil. Son sourire en coin…
- Bonjour… Coïncidence ou vous me suivez ?
Directe. Deux solutions : je bredouillais ou fonçais. Par habitude, j’étais prêt à balbutier deux ou trois banalités, prêt à rougir puis à me cogner dans les présentoirs de dépliants publicitaires. J’étais à deux secondes du ridicule lorsque le fouet claqua : la ligne aiguë de son profil à nouveau découpée nette. Alors, je plongeai :
- Je vous suis.
- Mon argent vous intéresse ?
- Non. L’agence vient de me verser un joli capital…
- À quel titre ?
- J’ai perdu ma femme il y a dix jours…
- Et déjà vous fondez sur une nouvelle proie ?
- Nous étions séparés depuis trois ans.
- Alors pas de chagrin, c’est ça ?
- Si : chagrin. Énorme chagrin. Double chagrin : ma fille est décédée avec sa mère. Accident.
- Vous me suivez pourquoi, au juste ? Je vous rappelle votre femme ou votre fille ?
- Personne. L’autre jour, votre profil s’est découpé à contre-jour, exactement comme aujourd’hui.
Alors elle se tourna. Alors elle me fit face tout à fait. Son visage était divisé en deux : à droite, impeccable : à gauche…
À gauche, une cicatrice crue, vive, du milieu du front jusqu’à la base du cou, qui lézardait l’œil, la joue, la commissure des lèvres, se perdait dans le chemisier. Œil mort, de verre. Un coup de griffe de la mort sur un visage d’amour.
Et je tombai amoureux en dix secondes.
Elle se détourna sans un mot. À nouveau, je jouis de son profil par-fait. Je la pris par les épaules, la forçai à me faire face.
- Vous êtes libre à dîner ce soir ?
- Non.
- Demain ?
- Non.
- Quand ?
- Pourquoi ?
- Quand ?
- Lundi prochain.
- « Le bateau ivre », vous connaissez ?
- Oui.
- 9 heures ?
- Peut être…
Je concentrai mon regard sur l’œil vivant :
- Je vous attendrai au « Bateau Ivre » lundi prochain, 9 heures.
Retour de Anne, un chèque brandi entre les doigts avec une pointe de fierté. Elle interrompit notre échange. Je libérai les épaules de la jeune femme et sortis. Anne ne comprit pas : son héros s’envolait sans lui adresser un mot. Elle se dit que l’autre, la fille au visage ravagé devait savoir quelque chose… Qu’y avait-il entre nous ? Anne balança son chèque à la fille.
Je rentrai chez moi. J’avais oublié de m’occuper de mon argent. Tant pis, je le placerais ailleurs, un autre jour. Je n’avais rien à faire jusqu’à lundi prochain, sinon penser à elle. En léthargie. Penser à elle. Quel était son prénom ? Peu importait. Lundi…
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 19:19

38


- Catherine, je m’appelle Catherine mais appelez-moi Cat.

À 9 heures précises, je pénétrai dans le restaurant où j’avais réservé pour deux une table discrète dans le fond de la salle. Elle n’était pas là. Je patientai, un œil (je devais me méfier de ce mot) sur ma montre. Elle était en retard. Elle avait l’air souvent en retard. Une heure. Elle me faisait attendre une heure… Alors j’abusai : quatre bourbons, (presque une lignée royale !) et un début d’ivresse s’insinua entre mes pensées.
Enfin elle arriva…
Je me levai et évitai de l’accabler pour son retard.
- Vous m’attendez depuis longtemps ?
- U-u-une heure… M-m-mais c’est pas g-g-grave…
- Oh ! Vous avez bu pour tuer le temps ! J’aime ça ! Un homme saoul est plus inoffensif pour une femme seule…
- Ah b-b-bon ?
- Vous bandez facile quand vous êtes ivre ?
Je claquai des doigts et demandai une carafe d’eau pour tenter de juguler les bégaiements qui affectaient mes amorces de phrases. Je ne voulus pas répondre à sa question, trouvant qu’elle jouait mal à se vouloir branchée « cul ».
- Je ne connais pas votre prénom.
- Catherine. Je m’appelle Catherine, mais appelez-moi Cat.
Chat. Griffe. Diable.
- Moi, c’est Liam.
- Liam ? Ce n’est pas banal.
- Vous aimez les chats ?
- Je sais ronronner. Je ronronne quand je suis seule au lit…
Le serveur s’approcha :
- Madame désire un apéritif ?
- Comme Monsieur.
Aller-retour du garçon. Nous nous regardâmes sans parler jusqu’à son retour. Il posa un verre de Four roses devant Cat. Elle l’avala d’un trait.
- Un autre, s’il vous plaît !
Obéissance teintée de mépris du serveur, les yeux tournés vers le ciel. Cat reprit :
- Je suis toujours seule dans mon lit…
- Pardon ?
- Je continue notre conversation !
- Ah oui ! Pardon…
- Vous aimez vous faire pardonner ?
- Et vous, vous pardonnez facilement ?
- Je ne suis pas prête à pardonner celui à qui je dois mon visage… À qui je dois d’être seule à ronronner dans mon lit depuis un an…
- Vous avez été agressée ? Vous cherchez à vous venger ?
- Deux questions, deux réponses. Un : accident de voiture. Le pare-brise s’est fendu en deux, ma tête a plongé dessus, résultat : le monstre qui vous parle… Deux : j’ai dit que je n’oublierai pas, non que je me vengerai. Celui qui conduisait était plus saoul que vous ce soir. Par sa faute notre voiture et sa propre vie se sont arrêtées dans un platane.
- C’était…
- Mon amant. Sans cet accident, il est plus que probable que nous nous serions quittés quelques semaines plus tard… Mais un virage serré a voulu qu’il devienne mon dernier amant. Une promotion posthume.
Cat forçait son ironie. Je me caressai le menton. Cat lu mes pensées.
- Cela m’est pénible – pour ne pas dire insupportable – depuis quelques semaines seulement. Avant, ça a été opération, hôpital, convalescence, dépression, psy, convalescence… Depuis un mois et demi, j’accepte de sortir, j’affronte le regard des autres, le vôtre… Je me suis blindée, j’ai pris ma dose de claques ! Mais je commence à supporter votre regard qui scrute ma cicatrice dès que vous croyez que je ne vous vois pas et qui se détourne sitôt que mon œil croise les vôtres…
- Pardon…
- Arrêtez de faire le curé avec vos pardons ! Regardez-moi, regardez mon œil de verre !
Comment lui désobéir ? Je tentai de lui sourire.
- Non, non, j’insiste : regardez mon œil mort avec attention !
Son ton n’était pas le moins du monde agressif.
- S’il vous plait…
Alors, j’obéis. Alors je vis. Un éclat terne sur une pupille fixe. Des chairs rosées, violacées, carmines, toutes les nuances de rouge le long de la Cordillère des Andes gravée sur sa face gauche. Cordillère de l’Ange, face obscure de la lune. Je souris à l’œil mort.
- Je ne vous fais pas peur ?
- Je vous l’ai dit : je suis tombé amoureux de votre profil…
- Le droit ! Mais le gauche ?
Cat me présenta son profil gauche. Je gloussai.
- Je vous fais rire ?
- Une idée… Une phrase qui m’est venue…
- Je peux savoir ?
- Bien sûr : « Dès que vous vous remettez de face, je vous em-brasse ».
- La rime n’est pas terrible…
- Il n’y a pas que la rime… Mais est-ce important ?
Cat me fit face et je la laissai souffrir trente secondes avant de me lever de ma chaise. J’avançai mon visage vers Cat, par-dessus la table. Elle ferma les paupières, attendant mon baiser… Mes lèvres se posèrent. Des larmes coulèrent de son œil droit.
Elle aurait aimé pleurer de l’œil gauche, aussi.

- Je peins…

Un plateau de fruits de mer sur la table, dans nos verres un vin blanc joyeux. Nos doigts jouaient ensemble depuis que Cat était revenue. Juste après notre baiser, elle s’était excusée et s’était réfugiée aux toilettes : un homme venait de lui donner un baiser, un vrai baiser, elle n’avait pu contenir son émotion, m’expliqua-t-elle… Un vrai baiser par un vrai homme, car je lui semblais normal ! Encore que, pour aimer une fille comme elle, avec son visage ! Même si elle était jolie avant, je ne la connaissais pas, ne connaissais pas son visage… Cat corrigea son maquillage. Cat sécha ses larmes. Elle revint s’asseoir. Je lui pris la main du bout des doigts. Elle me fit signe d’approcher.
- Soyez discret, dit-elle avant de glisser sa petite culotte dans ma main. Je serrai le morceau de tissu, en sentis l’humidité, résistai à la tentation de la porter à mes narines.
- Rangez-la… Vous sentirez vos doigts après…
Elle devinait tout de mes pensées… Je rangeai sa culotte puis je humai pouce, index, majeur, décochant à Cat un large sourire. Son œil unique pétilla : son premier instant de vrai bonheur depuis un an. Cat décida de s’accrocher à moi. Si je lui échappais, elle se tuerait, promis-juré.
- Que faites-vous dans la vie ?
Comme si elle ne venait pas de m’expliquer ce qu’avait été sa vie depuis un an… Mais elle comprit ma question : je voulais savoir ce qu’elle faisait avant.
- Je peins.
- Vous peignez quoi ?
- À la vérité : plus rien ! Avant l’accident, je donnais des cours de peinture à l’école des Beaux-arts. C’était ma première année d’enseignement…
- Vous exposiez ?
- J’ai exposé à Nantes.
- À Nantes ? Pourquoi là-bas ?
- Ma tante y possède une galerie. Elle peint aussi…
- Famille d’artistes ?
- Du côté de ma mère…
Nous décidâmes d’attaquer le plateau de fruits de mer. Nous dûmes nous lâcher la main. Cat glissa un pied déchaussé entre mes cuisses. Elle souriait. Nous mangeâmes. Je me surveillai et bus assez peu. Tout le contraire de Cat qui s’offrit une descente vertigineuse jusqu’à la fin du repas, sortant du restaurant passablement éméchée.
Je cherchai comment l’amener chez moi. Elle me devança encore :
- On va où ? J’ai envie de toi… Dis-moi que tu as envie de moi… Dis-moi que tu veux me baiser… Dis-moi… Dis-moi…
- Chez moi, je décidai. On va chez moi.
Alcool et émotion : Cat s’endormit dans l’auto pendant le trajet. Je la portai jusqu’à mon lit. Elle s’étira. Un vrai chat. Elle porta le pouce à sa bouche. Elle dormit. Je n’osai la déshabiller. Je m’allongeai tout habillé à côté de Cat. Trois heures avant de sombrer…

Lumière violente : l’aube. Je n’avais pas fermé les volets la veille. Je clignai des yeux. Un bruit dans la salle de bain. Personne à côté de moi. Je me levai. Cat prenait sa douche. Je m’assis sans faire de bruit sur le rebord de la baignoire. Silhouette brouillée. Cat chantonnait. Plutôt bien. Une mélodie de Joni Mitchell, Both sides now. Cat ouvrit la cabine de douche et poussa un cri.
- Retourne-toi !
Vaincu par tant d’ingénuité, je lui tendis une serviette en détournant les yeux.
- Garde ta serviette et retourne-toi !
J’obtempérai. Quinze secondes. Un petit tintement. Un claquement sec contre la tablette au-dessus du lavabo.
- Tu peux te retourner…
Elle était toujours nue, les cheveux trempés, les mains dans le dos. Je la regardai, regard du mâle concupiscent, circuit visuel de l’intérêt sexuel : seins, sexe, hanches, cuisses, seins, sexe… Cat baissa son regard. Je l’enlaçai, la plaquai contre la glace, debout en appui sur le lavabo. Je lui maintins la tête droite, lui tirant les cheveux.
- Regarde : c’est toi maintenant. Avec ton visage. Et derrière toi, c’est moi. Et je veux t’aimer…
J’ouvris Cat au plus profond, m’enfonçai en elle. Elle garda son œil grand ouvert sur son image, son œil grand ouvert pendant deux minutes, son œil qui me disait merci. Merci, merci, merci…
Nous revînmes nous allonger dans la chambre. Des doigts, des lè-vres, Cat jouait avec moi.
- Qu’est-ce qui t’a pris tout à l’heure en sortant de la douche ? Pourquoi tu m’as fait retourner ?
Elle soupira.
- Tu ne veux pas me dire ?
- J’avais enlevé mon œil de verre pour le nettoyer avant de prendre ma douche…


Je m’y étais bien habitué. Je vivais avec une femme dont je retrou-vais parfois l’œil gauche dans un verre d’eau dans la salle de bain, dans la cuisine, sur une table de nuit… Un jour, je découvris l’œil sur le dévidoir du papier hygiénique : j’en fus constipé pendant pour la semaine.
- Cat ! Remets ton œil…
En six mois, combien de fois l’avais-je rappelée à l’ordre ? Une bonne centaine… Cat était désordonnée : bien fait pour elle si elle courait chaque matin après des sous-vêtements propres ! Quelques fois, elle préférait abandonner assez vite la chasse au trésor et passait la journée sans culotte ni soutien-gorge, ses petits seins n’en réclamaient pas l’urgence. Mais la culotte… Pas grave si elle restait à la maison ou passait la journée dans son atelier, mais rien ne la gênait : elle pratiquait son shopping cul à l’air avec sourire… J’en étais malade les jours d’autan, surveillant les pans de la jupe soulevés par les rafales brûlantes. Et pas moyen de discuter avec elle. Plus impudique que Cat, l’oiseau restait à découvrir. J’admettais qu’elle possédait une belle excuse : exhiber son atroce demi visage à tous les passants avait exigé l’abandon de toute pudeur mal placée. Le sexe de Cat était moins obscène que sa lézarde sanguine…

Un an passa avant que je m’en rendisse compte : j’étais fier de Cat. Fier de sa victoire sur elle-même. Pour l’anniversaire de notre rencontre, je caressai la plaie d’un index léger, la léchai, embrassai la paupière morte. Cat ronronna. Pour la première fois, rien que pour moi.
- Un vrai chat, lui miaulai-je à l’oreille.
- Tu sais ce que j’ai remarqué ?
- Dis…
- Les femmes qui aiment les chats – mais qui les aiment vraiment, en sont folles – pratiquent plus facilement la sodomie.
- Tu tiens ça d’où ?
- Discussions entre copines !
- Drôles de discussions…
- Enrichissantes… Mais attention : je n’ai plus assez d’amies pour transposer ma théorie en loi fondamentale !
- Dis donc ! Ne parle jamais de ça dans un club du troisième âge où toutes les mémés meurent à petit souffle, un chat sur l’édredon du défunt mari…
- Alors mettons que ma réflexion n’est valable que pour les jeunes femmes, minces aux yeux clairs…
Cat éclata de rire. Elle débordait de santé depuis que je l’aimais. Un an déjà. J’étais heureux avec Cat, et Cat s’était transformée en tornade joyeuse (la vie était un cyclone et Cat se tenait dans son œil !). Je tachais de la suivre, manquais de souffle parfois. Notre amour était simple ! De l’amour et des rires…
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 19:25

39


Rencontre fortuite en ville à la terrasse d’un café. Henri avait vieilli. Il devint livide devant la cicatrice de Cat, sourire crispé. Mais, quand Cat une fois de plus sans culotte joua avec ses jambes avec un air de parfaite innocence, complètement perverse, le teint du boss vira cramoisi. Cat lui fit impression.
- Comment va Marie-Carmen ?
- Bien. Vous devriez passer nous voir un de ces jours…
- Volontiers.
- Allez ! Je vous rappelle cette semaine ! Sans faute !
Henri se leva, toujours congestionné, serra la main de Cat. Je réflé-chis : le boss n’avait tout de même pas essayé de draguer Cat, là ? Ça suffisait que son fils ait soulevé Nelly…

- Liam ? Ici Henri ! Et si vous veniez dîner demain soir avec votre jeune amie ?
Saine réaction en chaîne : j’appelai Cat à son atelier.
- On est invité demain chez mon ancien boss, le type rencontré l’autre jour au café en ville.
- Che chera grôle ?
À son élocution laborieuse, je devinai dans quelles conditions Cat me répondait : une ou deux brosses entre les dents, le téléphone coincé sur l’épaule, les mains sales, dégoulinantes de peinture…
- Drôle ? Je ne sais pas. Ça dépendra de toi : je voudrais que tu me foutes le bordel à ce dîner…
- Oh ! A’ors, che chera grôle ! ’Ais ’oi gonfianche…


Nous arrivâmes bons derniers. Trois quarts d’heure de retard, volontairement. Le boss avait invité deux autres couples, mais il n’avait d’yeux que pour Cat. Cat qui s’était acheté un bandeau noir de pirate pour l’occasion. Habillé en pute de classe, elle rendait envisageable pour un futur très immédiat l’infarctus du boss, tant il louchait sur les aréoles dévoilées par l’échancrure de la robe !
Marie-Carmen était épanouie, égale à elle-même. Elle se rua sur moi en trois secondes, trouva le moyen de me pétrir la queue tout en m’embrassant… J’y voyais clair soudain : ils étaient totalement jobrés, le boss et Marie-Carmen ! Tout était de leur faute ! Le dernier repas pris ici m’avait enlevé Nelly et Barbara… J’espérais que Cat allait leur faire payer ça très cher… Les deux autres couples étaient sans épaisseur, conformes à l’époque. Les femmes singeaient les top models du moment, une blonde-platine, une rousse fluo, lèvres et poitrines siliconées (quoi d’autre ? leur fève ?) Ça me fit rire : je pensai au clitoris de Marie-Carmen, le petit piment rose… Je me penchai à l’oreille de Cat pour lui en parler. Nous pouffâmes en aparté tandis que les autres convives nous regardaient, la grimace figée.
- Tu l’as déjà vu ?
- Non.
- Je te laisse une demi-heure… Je l’ai vue te peloter tout à l’heure !
Je déclinai l’offre. Merci mais non. Cat m’embrassa, vorace.
- C’est fini vos messes basses tous les deux ? demanda Marie-Carmen.
Cat jeta un viaduc jusqu’à son oreille et lui chuchota :
- Liam me parle de votre clitoris…
Marie-Carmen rougit, avec une pointe de violet par-ci par-là.
- Mais…
J’intervins :
- C’est Henri qui me l’a avoué, un jour…
Cat trépignait. Cat faisait un caprice :
- Je veux le voir ! Je veux le voir tout se suite !
Tout le monde la regarda.
Marie-Carmen commença à se noyer dans sa sueur, dans sa peur. Elle siffla :
- Taisez-vous donc !
Cat se glaça en un éclair. Son œil ne rit plus :
- En fait, nous sommes pareilles. Moi c’est le visage, vous c’est le sexe : des monstres…
Marie-Carmen hocha la tête. Marie-Carmen renifla.
- Oh ! Arrêtez de pleurnicher !
Marie-Carmen avala un ballon d’oxygène, puis prononça ses pre-miers mots depuis longtemps :
- Veuillez m’excuser, je vais me remaquiller…
- Vous avez raison ! Allez ! Refaites-vous une tête ! Moi : je garde la mienne…
Cat se leva et suivit Marie-Carmen jusqu’au bas de l’escalier. Là elle prit sur la gauche, chercha et trouva la cuisine, sourit d’aise : pas de bonne en vue, le repas était simplement livré par le traiteur chic de la ville. Manque de goût, manque de classe. Cat exécuta un tour complet de la table où tous les plats étaient posés. Une soupière. C’était parfait… Cat en souleva le couvercle, goûta. Voilà : c’était prêt. Il n’y avait plus qu’à attendre…
Le visage de Henri s’éclaira. Marie-Carmen était de retour, il la voyait au pied de l’escalier, reprenant souffle, redressant le menton, gonflant la poitrine et effaçant une larme virtuelle, fierté recouvrée.
À son retour, six voix klaxonnèrent : « Ahhhh ! »
Six voix. Parce que Cat m’avait donné un coup de coude péremp-toire. Ces « Ahhhh ! » gonflaient encore un peu Marie-Carmen d’orgueil réparateur, elle triomphait avec en main sa soupière.
- Nous pouvons passer à table !
Henri ajouta :
- Vous allez nous goûter ce velouté…
La soupière prit place au centre de la table, soucoupe volante alimentaire convoitée par des appétits civilisés. Cat était assise en face de moi et je remarquai la lumière dans son œil. « Tiens-toi prêt » semblait-elle me dire, cette lumière. Debout, Marie-Carmen minaudait sous les compliments polis et anticipés quant à l’exquis de son velouté…
- Oh ! Vous savez, c’est une recette toute simple !
Cat se pinça l’intérieur des joues pour ne pas lâcher le morceau en même temps que l’adresse du traiteur.
Marie-Carmen choisit la fausse rousse :
- Allez ! Je commence par vous servir… Voulez-vous me passer vo-tre assiette ?
L’incendie artificiel mit sa poitrine synthétique en danger en l’approchant de la soupière fumante. Une cuillérée renversée sur le décolleté et tout explosait ! Marie-Carmen plongea la louche dans la soupière, touilla le velouté opaque, brûlant, appétissant. Pourquoi donc ressentais-je un malaise oppressant ? Pourquoi l’œil de Cat ne me lâchait-il pas ? Je lui demandais par de brefs sursauts de sourcils : quoi ? quoi ? quoi ?
Un cri. Un second. Des bruits de chaises. La chute d’un corps. Bris de vaisselle à terre. Hurlements.
Je n’avais rien vu. Concentré sur l’œil de Cat, l’événement m’avait échappé. J’essayai de reconstituer ce qui venait de se passer au milieu de la panique générale…
La rousse gisait sur le carrelage, jupe par-dessus cul. Aucun intérêt. Son mec était penché sur elle et lui tapotait les joues. Sérieusement KO, la rousse… Son assiette s’était brisée à terre, du sang émaillait les morceaux de faïence ruinée. Marie-Carmen était effondrée sur sa chaise, du potage dans les cheveux et sur sa robe, la louche comme une arme à l’épaule… La blonde platine vomissait sur la table, hoquetant à vide (régime minceur oblige : rien dans les tripes depuis le matin). Henri, debout, tenait Cat par le bras, la forçait à se lever. Et elle n’opposait pas de résistance…
Quoi ? quoi ? quoi ?
- Sortez tous les deux ! tonna Henri.
Puis à moi : « Tu me déçois beaucoup, vraiment beaucoup… »
Quoi ? quoi ? quoi ?
Henri se retourna vers Cat :
- Mademoiselle ! Remettez ça !
- Oh ! Pas la peine, je vous le laisse…
Et je compris en voyant l’œil de verre au fond de l’assiette brisée. J’entraînai Cat. Je voulais sortir de là au plus vite. Je pris mon manteau au vol dans l’entrée ! Nous courûmes sous les insultes de Henri. Nous courûmes malgré le fou rire qui nous prit, malgré le point de côté qui en résulta ! Nous courûmes et nous réfugiâmes dans la voiture. Mais je vis bientôt surgir Henri dans le rétroviseur. Il nous poursuivait, bras levés. Il nous menaçait, nous foudroyant de toutes les malédictions ! Vite ! Vite ! Contact ! Démarrage sportif ! Je peinai à ne pas perdre le contrôle de l’auto à cause de mon fou rire… Cinq minutes à rouler droit devant, puis je stoppai sur le bas-côté de la route, en pleine campagne.
- Tu as fait fort… Magnifique !
- Tu les hais tant que ça ?
Je racontai Nelly et Vincent à Cat. Tout ce que le repas d’il y avait quatre ans avait eu de conséquences néfastes.
- Tu considères en somme qu’ils ont le mauvais œil…
Le mot juste, Cat. Toujours le mot juste. « L’œil était dans le po-tage… »
Profonde Cat, quand elle voulait…
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 19:32

40


n arrêt devant une toile de dimension modeste.
- Eh ! C’est moi, ça ! Hein, c’est moi ?
La toile représentait un homme nu, couleurs chaudes.
- Ça me plaît ! Tu vas l’exposer ?
- Non.
- Pourquoi ? Parce que c’est un nu ? Un homme nu ?
- Parce que c’est toi. Toi vu par moi.
- Alors ramène-le à la maison, dans notre chambre, dans le40

Un matin, je suppliai Cat :
- J’aimerais quand même bien voir tes peintures, ton atelier…
Miracle :
- Viens avec moi demain…
J’en voulus un peu plus :
- Pourquoi pas aujourd’hui ?
- Tu en demandes trop ! Pas aujourd’hui : demain.
Impossible de discuter avec Cat. J’attendrais le lendemain donc.

L’atelier de Cat était situé en plein centre-ville et je n’avais jamais été autorisé à y entrer. Un vieil immeuble, au dernier étage avec terrasse en tomettes couleur sang séché, une véranda moderne tout alu. Lumière, lumière, lumière ! Le mobilier était constitué du strict minimum : un placard-toilettes ; un cagibi-lavabo ; un réduit-poufs-plateau en cuivre marocain (le coin salon !). Et partout des châssis. Curieux châssis, coupés en leur milieu.
J’interrogeai :
- Pourquoi ils sont comme ça, tes tableaux ?
- Réfléchis… Un œil en moins = champ de vision réduit de moitié = composition tronquée. Les châssis découpés, ce sont les toiles que j’ai réalisées avant l’accident. Maintenant je vais te montrer mes dernières toiles…
Cat disparut sous une table recouverte d’une toile cirée jaune.
Cat en émergea :
- Tiens ! Regarde…
J’avouai n’y connaître rien en peinture, néophyte complet, aucune base…
- Je n’y connais rien mais ça me plait. Mais c’est bizarre !
- Picasso a dit qu’il ne faut pas peindre les choses comme elles sont mais comme tu rêves qu’elles soient. Et lui, il avait une vue normale ! Alors que moi, ce que je vois est déjà déformé, avec une profondeur de champ réduite, donc une troisième dimension incomplète… Disons que je vois le monde en deux dimensions et demie !
Je clignai des yeux, regardai tout autour de moi avec un œil clos, une poule borgne dans un poulailler inconnu. Je hochai la tête, approuvai. Compris. Je tendis la main, l’examinai d’un seul œil, de l’autre. D’accord, d’accord…
- C’est pour ça que je peins par grands à-plats et que j’élimine toute perspective…
- Tu les as montrés à ta tante ?
- Non. Je lui en ai seulement parlé. Ça l’intéresse, elle a contacté une galerie ici, dont elle connaît les propriétaires…
- Tu les leur as montrés, à eux ?
- Oui.
- Et ?
- Emballés. Ils m’ont promis une expo pour le printemps prochain. Je dois travailler plus. Mieux !
J’arpentais toujours l’endroit en clignant de l’œil et tombai e salon, partout où tu voudras…
- Où tu veux, toi. Moi, je l’ai en tête à chaque instant.
Je me sentis faible d’un coup. Je venais de comprendre que jamais mon amour ne serait à la hauteur de celui de Cat. Elle avait placé la barre très haut, entre les nuages, et je ne devais pas la décevoir. Je devais préserver cet amour, garder intactes les couleurs de son tableau, chaudes. Chaudes, les couleurs de l’amour de Cat.
- Tu n’as pas fait d’autoportrait ?
- Sous la table, sans doute…
Je fouillai, farfouillai, cherchai. Cherchai et ne trouvai pas.
- Tu es sûre ?
Cat plongea sous la table dans un sourire et en ressortit avec un autre tableau de petit format. C’était le même tableau que tout à l’heure, mon portrait. Mais en froid.
- Moi, je n’existe qu’à travers toi. Sans toi je redeviens le monstre borgne.
- Tu es plus que ça.
J’explosai. Je venais d’avoir une idée. Je fis le noir à l’intérieur de l’atelier, mis la main sur une lampe de poche. J’assis Cat de force sur un pouf.
- Ne bouge pas !
Le profil de Cat se détacha sur le mur blanc. Je m’emparai d’un feu-tre épais et reproduisis sur le mur les contours du visage de Cat. En quinze secondes ce fut terminé. Je rouvris les rideaux. Lumière !
- Voilà ce que j’ai vu de toi la première fois ! Regarde ! Une ligne. Un angle aigu. Une flèche. C’est toi ça ! Toi avant et toi après ! Toi, toi, toi…
Une larme sous l’œil vivant. Cat enfouit son visage contre mon torse, mordilla ma peau sous mon tee-shirt. Je redressai la tête de Cat, l’embrassai. Long baiser. Puis j’allai chercher une éponge et du produit détergent et entrepris d’effacer le trait de feutre sur le mur.
- Laisse-le…
- Pas besoin de le laisser. Moi aussi, je l’ai en mémoire…
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 19:42

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De Cat la défigurée, Cat la sauvage, Cat la recluse, que restait-il ? Tombée dans l’excès contraire, je trouvais qu’elle en rajoutait parfois beaucoup dans l’étalage de sa différence. J’imaginais tous les éclopés et mutilés du monde adoptant son attitude, le bruit que ça ferait, la fureur que ça déclencherait ! Quel ignoble discours cela serait, le discours d’une majorité silencieuse que l’on réveillerait. Déjà, je les voyais bien tous tordre le nez quand Cat paraissait. Et ceux qui attendaient qu’elle ait le dos tourné, ces mains de mères qui cachaient « ça » à leur progéniture, « Épargnez-nous votre horreur ! Soyez monstrueux chez vous ! Terrez-vous ou mourez ou nous vous ferons mourir ! » Ah, le bon temps de l’après 14-18… « Gueules cassées » cachées, qu’une fois l’an on honorait d’un tirage de la loterie nationale. Mais à présent, les difformes, les inadmissibles, les intolérables, les insupportables, les inconcevables pourtant conçus, effacez-vous de la planète, ne troublez pas le plus paisible petit ordinaire des citoyens, avec vos faces de morts vivants ! Laissez-les regarder leur télévision et son déballage de nouveaux monstres, ceux qui plaisent : les écervelées à forte poitrine ! Ô Silicone, ô Dieu silicone, épanouit mes lèvres, dilate mes seins, déploie mon cul ! De ça quelques années, elles se contentaient de s’hypertrophier la mamelle vers le 95,100, bonnets C… Et puis l’escalade ! Que nous arriva-t-il de la pudibonde Angleterre ? Le Wonderbra… et quant tout à chacune pu s’offrir de faux melons de Cavaillon, que devinrent nos Zeppelins de l’avant-scène ? Elles poussèrent le bouchon un peu plus loin… Et voilà qu’apparurent les 110, 120, 130, 140… Et les bonnets D, E, F… L’alphabet n’y suffirait bientôt plus… Russ Meyer écrabouillé par ces miss Lolos et leurs paires de ballons de basket… Je rêvais parfois qu’un Magic Johnson se payait un double dunk avec une de ces folles ? Parce qu’il semblait bien naturel que cela allât de pair, silicone et lobotomie... Le tour de poitrine gagnait ce que le cerveau lui concédait, non ? Si. Et elles, elles pouvaient s’exhiber, le beau monde en redemandait, en exigeait… Attention les hommes : il faudrait bientôt s’étirer la queue et se faire souffler les balloches, avec un peu de miel, les nouveaux pop-corn arrivaient !
Cat, pas besoin de Wonderbra. Ses seins étaient si mignons comme ils étaient, menus, ténus sous la main, légers sous la caresse, à peine naissants mais puissamment féminins…
Cat. Que j’aimais pour ce qu’elle était, comme elle était. Combien de fois lui avais-je certifié mes doutes quant à un éventuel coup de foudre si nous nous étions rencontrés avant…
J’aimais Cat. Je l’aimais. Même si parfois ses idées me déroutaient…

Nous nous étions réveillés comme chaque jour vers 10 heures. Pas la peine d’aller taquiner l’aurore, nos journées étaient si peu soumises aux contraintes du monde extérieur… Je reniflai Cat dans ses moiteurs nocturnes, m’extasiai face aux effluves intriguantes de ses trésors. Elle se soustrait à mes narines fouineuses. Cat aimait sentir le propre. Cat aimait se sentir propre, alors elle fila et se réfugia sous la douche. Je ne m’en plaignis pas, tenant-là la promesse d’une étreinte quand elle reviendrait, à la condition que je prisse sa suite sous le jet récurant.
Dix minutes. Et Cat bondit sur le lit, enleva les draps et me poussa sous la douche où je m’abandonnai aux délices parfumées du savon liquide. Je pris mon temps. Je pensais à Cat qui m’attendait…
La vapeur envahit la salle de bain par rouleaux moelleux, les miroirs s’opacifièrent et j’y traçai un cœur d’un index léger. Puis je rejoignis Cat.
Elle m’attendait, l’œil clos, les sens aiguisés. Allongée raide sous le drap blanc qu’elle avait remonté jusqu’aux épaules. Par les volets entrouverts, la lumière découpait une étroite bande rectangulaire en travers le lit, dessinait comme un couperet de guillotine sur le ventre de Cat, à hauteur du nombril.
Je m’étendis sur elle. Mes lèvres, ma langue, balisèrent une route sinueuse sur le corps de Cat au fur et à mesure que mes mains rabattaient le drap. Je descendis encore. Encore un peu. Cat n’ouvrit pas les jambes. Par jeu. Je délaissai donc son épicentre, dévalai le long des jambes, cuisses, mollets, chevilles, jusqu’aux orteils dont je mordillai la pulpe.
Je remontai la vallée rectiligne des jambes toujours serrées de Cat. Je vins buter à leur jonction, tentai d’en desserrer l’étau de ma langue, de mon nez. Alors, des mains posées sur les genoux de Cat, je forçai sa résistance perverse.
Elle choisit de céder d’un coup, s’écartelant d’elle-même.
Et le diable m’apparut.
Et mon cœur explosa.
Mon cœur s’éparpilla en bouillants météores dispersés vers les moindres recoins de tout mon être, des tréfonds de mon cerveau à l’ultime limite de mon sexe. Je ne fus plus que déflagration, implosion viscérale. Je parvins à penser « infarctus »…
J’abandonnai la partie, renonçai à combattre, renonçai à la vie. Un éclair de glace m’envahit, je versai sur le flanc. Un dernier sursaut, celui de la proie harponnée et je m’effondrai. Et pour l’éternité, la voix de Cat résonna en un cri dément, Cat qui m’appelait, Cat qui me rappelait à la vie. Mais l’œil était déjà dans ma tombe et m’y clouait.
Infarctus. Le néant. Même pas un vide bleuté, même pas un noir to-tal. Le néant. Un vide qui m’enserrait, me captait et me réduisait en infiniment rien.
Seule une voix.
Même pas une voix : la mémoire d’une voix :
« Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam… »
Comme le bip d’une balise dans l’espace, une bouée de détresse pour naufragé de l’univers.
« Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam… »
Le tic tac d’une montre, le mécanisme parfaitement huilé d’un sys-tème de mise à feu, une bombe à retardement.
Et le néant se déchira. Le néant se déchira et la peur s’insinua en moi. J’allais exploser. Je ne voulais pas exploser. Je hurlai et mon cri couvrit l’obsédant décompte à rebours. Je ne voulais plus l’entendre mais il était là, encore là, présent. Plus mon hurlement gagnait en puissance, plus la petite musique enflait.
« Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam… »
Et la lumière jaillit à nouveau. Juste avant la douleur. Une douleur insoutenable. Et mon hurlement redoubla de puissance. Et mon hurlement redoubla de violence. Et les couleurs vinrent me gifler. Toutes les couleurs. Toutes les couleurs. Insupportables. Et une tonne de chair vint m’écraser, me plaquant au sol, m’étouffant, me laminant. C’était mon corps qui reprenait réalité. Toutes ces souffrances, c’était la vie qui revenait m’habiter à nouveau. Et penchés sur moi deux hommes s’agitaient. Uniformes blancs. Et au plus haut du ciel que je pus voir, Cat me souriait et psalmodiait et incantait :
« Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam, Liam… »


- Incroyable infarctus… Indécelable… Imprévisible… Du jamais vu ! confia le cardiologue. Rien ne vous prédisposait à ça ! Vous êtes aux antipodes du cardiaque type ! La chaleur ? Un excès d’alcool ? J’avoue que je ne saurais vous affirmer quoi que ce soit. Alors, quand la médecine est impuissante à répondre, ne parlons plus que destin et doigt de Dieu. Vous êtes croyant, monsieur Vernon ?
Je songeai que ça ferait plaisir au cardiologue, alors je répondis que je l’étais. Doigt de Dieu… Je préférais taire la réalité. Je préférais taire la vérité : Cat s’était fourré son œil de verre dans le sexe.


- Mais quelle idée, cet œil de verre dans ta chatte…
Il faisait beau. Il faisait chaud. Ce n’était pas ce qui pouvait m’arriver de mieux. Je suais déjà suffisamment sur mon lit d’hôpital, l’épiderme scotché à l’alaise synthétique. Et la lumière me meurtrissait les yeux…
Cat était magnifique dans le soleil. Ses plaies n’en paraissaient que plus vives.
Contrariée, elle répondit :
- Je ne sais pas. Une blague idiote. Peut être pas, d’ailleurs…
- Quoi alors ? Tu as vu le résultat ? J’ai failli y rester…
- Je sais… Je sais… J’ai eu si peur… Quelle peur tu m’as faite ! Mais, sérieusement, tu ne trouves pas que la moitié gauche de mon visage ressemble à un sexe ? Cette longue balafre, ces chairs dentelées, l’orbite vide de mon œil…
- Cat… C’est ce que tu penses ?
- Parfois, oui… J’ai beau dire, beau faire… Je le sais, comment je suis… Si tu crois que je ne vois pas le regard des autres…
- Mais je sais parfaitement tout ça… Mais moi, Cat, moi, je ne t’ai jamais considérée ainsi. Tu le sais bien ! On en a assez parlé…
- Je sais… Je sais mais j’ai peur… J’ai peur qu’un jour tu retrouves ta lucidité et que mon vrai visage te saute aux yeux. J’ai peur que ton amour t’aveugle temporairement. J’ai peur du temporaire…
Je comprenais. Cat jouait les insouciantes mais n’en demeurait pas moins la plus désespérée du monde. Et moi, Liam, j’étais son seul espoir, fragile, son balancier de cristal pour maintenir son équilibre au-dessus du vide qui séparait aujourd’hui de demain.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 19:43

C'est flyé :=5=: et pas a peu près mais j'aime bien ça moi.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 28th 2008, 21:56

Oui un méchant clin d'oeuil,Et j'aime bien ces derniers chapitres.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 29th 2008, 12:50

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La diesel CC bleue jaillit du tunnel. Ses voitures 1ère et 2ème classe en une traîne rectiligne. Je les contemplais. Je réfléchis, admis ma volonté d’en finir avec mon deuil, de tourner la page, la dernière page et de fermer le livre, et de passer à un autre ouvrage : ma nouvelle vie avec Cat.
Ce train miniature, je ne l’avais pas acheté pour ça. Mon objectif était de prolonger mon deuil, ne pas risquer d’y renoncer, mais les secondes s’accumulaient les unes derrière les autres. Et à présent, je ne voulais plus conserver mon jouet pour sauver ma mémoire. Je souhaitais au contraire le détruire pour oublier.
Je restai allongé au sol et tendis le bras vers le poste de commande des aiguilles. Je forçai le programme à commettre l’irréparable. Je me retournai vers l’aiguille qui distribuait les voies à l’entrée du tunnel, ôtait le contact qui protégeait et sécurisait les convois, actionnai le commutateur. Les convois s’ébranlèrent.
Le train de marchandises disparut au-delà du tunnel, dans le couloir et l’autre chambre.
Le train de voyageurs se dirigea à contre sens vers l’entrée du tunnel. Auparavant, l’aiguille aurait corrigé une telle situation, dirigeant les convois sur deux voies différentes. Là, sous mon nez, le train voyageurs poursuivit sa remontée sur le trajet extérieur et pénétra dans le tunnel. Au même instant, le train de marchandises s’engouffra sur la même voie, par l’autre entrée. Dans cinq secondes ils se percuteraient.
Cinq secondes et l’enfer s’était ouvert. Les conducteurs des deux motrices avaient vu chacun les feux de l’autre, avaient actionné par réflexe leur avertisseur sonore, enclenché les freins, tous les freins, d’urgence et de secours, ils avaient freiné de tout leur être, ces conducteurs, leurs dents s’étaient déchaussées sous la pression de leur mâchoires, car il savaient, savaient que le choc était inévitable et qu’ils allaient mourir, la mort s’avançait vers eux à soixante à l’heure, tous feux allumés dans ce tunnel.
Cinq secondes et l’enfer s’était ouvert. Les motrices s’étaient encas-trées, les voitures du train voyageurs s’étaient cabrées, s’escaladant les unes les autres, se pulvérisant contre les parois du tunnel. De leur côté, les wagons de marchandises pleins jusqu’à la gueule avaient enfoncé de tout leur poids l’enchevêtrement de tôles et de chairs survenus en contre sens. Sur ce réseau ferroviaire de l’Ouest où les motrices patinaient en automne sur les feuilles mortes engluées sur les rails…
Nelly et Barbara occupaient les places 15 et 17 de la première voi-ture. Elles les occuperaient pour ce que vivrait ma mémoire : l’illusoire éternité d’un homme.

Je démontai mon réseau miniature en me demandant si je devais quitter cette maison, aller vivre ailleurs avec Cat… Et puis je décidai de rester. Par paresse. Par habitude. Pour ne pas laisser ce bout de terre au voisin seul. Pour ne pas laisser, de mon vivant, un étranger mettre ses pas dans ceux de Nelly et Barbara…
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 29th 2008, 12:55

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Pourquoi elle ? Pourquoi Cat ?
Nelly incinérée, Béatrice repartie aux côtés de l’écrivain Reicher, j’étais tombé directement dans les griffes de cette chatte. Notre liaison ne m’avait pas laissé le temps de souffler. Je replongeai vite dans les tortures et les vices de l’amour monogame. Cat chassait les autres. Cat avait pris leur place.
Je me concédai une paire de mois avant que Cat s’incrustât chez moi. Et elle débarqua, comblant les armoires de ses vêtements, bourrant la pharmacie des onguents, baumes et autres lotions anti-ceci et anti-cela que réclamait sa blessure, parasitant ma bibliothèque de ses ouvrages sur la peinture (manuels techniques, études…), s’appropriant les trois-quarts du réfrigérateur (ce n’était pas mes conserves qui l’encombraient…), investissant mon lit, se nichant chez moi, en moi, dans les recoins chauds et douillets de mon cœur.
Cat…
De moi, elle savait tout ou presque… Mais d’elle, ne parlait jamais ou très peu. Elle avait apporté peu de romans mais dévorait toute la bibliothèque dès qu’elle se découvrait une minute à se consacrer à elle, entre sa peinture et moi.
Assis dans mon fauteuil, je dénombrais les romans de ma bibliothè-que. À peu près cinq mille dont la moitié en format de poche. Ce n’était finalement pas grand-chose… Encore qu’ils tenaient de la place ! Mais cela suffisait pour être classés parmi la catégorie des intellos chaque fois qu’un nouvel invité pénétrait notre salon pour un apéritif quelconque. Dangereuse époque où le simple fait de lire et d’aimer lire suffisait pour apparaître comme une bête curieuse… Comment ? Ne pas regarder la télévision et consacrer son temps à la lecture ! Aimer lire, aimer les livres, leurs mots – les préférer aux images -, leurs phrases, leur sens… Mais aussi leur odeur, leur couleur, leur poids… Oui, même leur poids ! C’était à la limite de l’anormal… Étrange. Suspect.
Mais forcément, à présent, un veuf avec une défigurée… Ils compre-naient mieux, les autres… Et préféraient leur abrutissement cathodique, leur lavage de cerveau hertzien, câblé ou satellitaire, et croire jouir de toutes leurs facultés mentales, plutôt que le repli sur soi, comme nous le faisions Cat et moi.
Lire… La seule lecture de mes contemporains se résumait-elle à celle de leur programme télé ? Leur culture se bornait-elle à régurgiter les articles de ces pauvres hebdomadaires ? La littérature se réduisait-elle aux best-sellers, aux livres écrits par ces journalistes assurés au moins d’une bonne publicité, à défaut d’une vraie critique ?
Mes livres et moi. Ma musique et moi…
Voilà qui m’étonnait : Cat se moquait de la musique ! Cat pouvait passer une journée entière sans écouter la moindre mélodie ! Le silence lui seyait quand je manquais de décibels… Mes CD l’indifféraient alors que certains se seraient battus pour posséder les dizaines de perles rares, bijoux de concerts piratés sur les cinq continents, condensés d’énergie pure, loin des poses et enjolivements studio… Cat n’avait emporté dans ses bagages qu’une unique cassette : le trio pour piano, violon et violoncelle en mi bémol de Schubert. Elle en fredonnait souvent l’andante, la mélodie sèche du piano, sèche et triste. Je lui avais demandé pourquoi elle aimait tant cette musique. Elle n’avait pas répondu. Je n’avais pas insisté.
Nos mondes se définissaient ainsi : Cat, livres, disques pour moi ; Moi, livres, peinture pour Cat. De quoi bâtir du solide. Pour un temps, au moins…
Je décidai un jour d’abolir le temps par le symbole. Le symbole de Cat et moi réunis. Dans les entrailles de ce qui nous était cher. De ce qui m’était le plus cher : les livres.
Je passai commande à la papeterie en ville, sans rien dire à Cat. Comme prévu par le vendeur, le « bon à tirer » me fut expédié deux semaines plus tard et le facteur m’amena le paquet recommandé huit jours après. J’en connaissais le contenu et ne perdis pas de temps à le deviner. J’appelai Cat, la forçai à laisser son livre de côté pour venir me rejoindre. Je dissimulai l’objet dans mon dos.
- Surprise ! chantai-je en exposant l’objet sous le nez de Cat.
- C’est quoi ?
- Une pince…
- Une pince ? Pour pincer quoi ?
- Ça…
Je saisis le livre des mains de Cat, insérai la première page dans la mâchoire d’acier de la pince métallique, pressai d’une poigne ferme puis rendis son livre à Cat.
Elle découvrit l’empreinte circulaire en relief laissée en haut de la page : « Catherine Malaud et Liam Vernon » suivie de notre adresse.
Cela valait bien n’importe quel faire-part de mariage. À cet instant, je savais avoir joué le temps et l’avenir. À cet instant, je savais que Cat et moi finirions nos jours l’un près de l’autre.
Parce que c’était gravé dans nos livres.
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 29th 2008, 12:56

Ahhhhh voilà pourquoi le train miniature... au chapître précédent on apprend pas mal...
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MessageSujet: Re: Sol Ouvert...   Sol Ouvert... - Page 3 Icon_minitimeSeptembre 29th 2008, 12:58

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- Tu joues moins de guitare ces temps-ci…
- Mon ampli ne fonctionne plus très bien et j’ai la flemme d’aller le faire réparer en ville…
- Et l’autre, la guitare sèche ?
- Je ne m’en suis plus servi depuis un paquet d’années. C’est une très mauvaise guitare, un son épouvantable ! Remarque, elle ne m’a pas coûté cher, je l’ai racheté à Luc pour trois fois rien…
- Ton frère joue de la guitare ?
- Il a voulu en jouer. C’était son truc pendant un temps… Pas long-temps, en fait… Quand il s’est aperçu qu’il fallait travailler un minimum son instrument, que jouer une mélodie ne tombait pas du ciel, il a raccroché. Et moi je lui ai racheté sa guitare.…
- Tu ne veux pas en jouer ?
- Maintenant ?
- Pour me faire plaisir…
- Bon…
Je jouai les cordes une à une… ploink, ploink, ploink… le désaccord intégral. Depuis le temps qu’elle traînait au garage, le manche avait eu tout loisir de se déformer au gré des changements de température et du taux d’humidité.
- Bon, il va falloir la raccorder...
Je touchai la première mécanique, tendis la première corde, la grosse, le mi, le bourdon. Et tout céda. Tout. C’est-à-dire que le chevalet où s’attachaient les cordes se décola de la caisse, véritable catapulte sous la tension des cordes, sans doute sur-tendues déjà par les fluctuations du manche.
Un cri. Le mien. Je n’avais jamais supporté d’accorder une guitare. La peur que les cordes me claquassent au nez.
Un second cri : moins puissant. Plus profond. Cat. Cat qui se tenait le visage à deux mains. Cat qui gémissait. Cat qui s’écroula, genoux à terre.
- Mon œil, Liam, mon œil… J’ai mal…
Du sang s’écoula d’entre ses doigts. Je me penchai sur elle, écartai doucement les mains de son visage. Son œil pendait hors de son orbite. Son œil, son œil vivant. Cat avait reçu le chevalet en plein dedans avec la force d’un claquement de fouet. L’œil avait giclé.
« We all need someone we can bleed on… »
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