La chatte blanche
Il neigeait ce soir-là sur les îles. Sur la route, Félix marchait d'un bon pas. Son sac à dos était lourd et ses pieds se fatiguaient. Il avait hâte d'arriver chez lui pour prendre un bain chaud et lire un bon livre, en pyjama et en pantoufles.
La nuit était noire et, de temps à autre, des phares éclairaient son chemin. La température était douce et un vent léger soufflait. Les flocons se perdaient dans ses cheveux, blancs eux aussi. Une grande paix l'habitait alors qu'il montait la côte menant à la maisonnette qui lui servait d'abri.
Un miaulement le tira de sa rêverie. Sa chatte, Blanche, folâtrait entre ses jambes. Elle était le seul être vivant qui partageait son univers depuis quatre ans et il l'adorait. C'était une bête magnifique, à la fourrure immaculée comme la neige et aux merveilleux yeux verts. Comme beaucoup de chats de cette couleur, elle était sourde. Son ventre arrondi trahissait une grossesse avancée.
Le vieil homme la caressa et elle entra avec lui dans la maison. Ils cassèrent la croûte ensemble et, après son bain, Félix s'étendit sur son lit pour lire, Blanche pelotonnée contre lui.
Dans la nuit, elle se mit à gémir et à demander la porte. Il se dit qu'elle voulait peut-être accoucher dans la grange du voisin et il la laissa aller. Le lendemain matin, le soleil brillait. Félix sortit contempler la nature enneigée et c'est là qu'il la vit.
Elle était près du fossé, étendue sur le côté, son corps raidi par la mort et le froid. Félix sentit sa gorge se nouer et des larmes lui brouillèrent la vue. Sa fidèle compagne avait été happée par un véhicule la nuit où elle devait avoir ses petits. Sa couleur, sa surdité et son embonpoint avaient joué contre elle.
Félix la prit dans ses bras et alla sonner chez son voisin d'en face pour lui emprunter une pelle. On était au mois de décembre mais la terre n'était pas encore gelée en profondeur. Il lui demanda s'il pouvait l'enterrer derrière sa maison «pour qu'elle ait une belle vue» dit-il. Le voisin, touché, aquiesça.
Il creusa un trou et y déposa délicatement sa Blanche, enveloppée d'une serviette. Elle semblait toute menue et ses yeux étaient à jamais fermés sur des mondes inconnus. Tout en pleurant sans retenue, Félix remit la terre sur le petit cadavre. A travers ses larmes, il contemplait le paysage enchanteur qui s'étalait devant lui. «Elle sera bien ici» songeait-il. Ensuite, il déposa des pierres, formant un monticule.
Puis, il alla à son atelier et y prit une bûche. Toute la journée, le voisin l'entendit travailler le bois.
Tard le soir, Félix épuisé sortit de l'atelier. Il n'avait rien mangé de la journée et portait un objet sous son bras. Il entra chez lui et le déposa sur la table. C'était un fidèle portrait de Blanche. Il y avait mis tout son coeur et toute la grâce féline de sa petite muse se retrouvait dans ce simple morceau de bois.
Le lendemain, Félix déposa sa sculpture dans une boîte et partit vers l'île voisine.
Ce vieux sculpteur savait qu'on dispose de vingt-quatre heures pour exécuter une effigie en trois dimensions de l'animal chéri décédé. Cela permet à l'âme de la bête de continuer à vivre. D'autres conditions devaient aussi être respectées que seuls des initiés comme Félix connaissaient. Car durant sa longue existence, il avait étudié la science de la vie et de la mort et avait appris des choses que le commun des mortels ne soupçonne même pas.
Félix avait un ami, un petit garçon de onze ans, condamné à rester toute sa vie dans une chaise roulante. C'est vers sa maison qu'il se dirigeait. On était à deux jours de Noël et il devait donner Blanche à un enfant pour qu'elle revive.
Gabriel l'accueillit avec sa bonne humeur habituelle. Sa mère leur servit un breuvage et se retira. Le garçon était très curieux et quand il ouvrit la boîte, il poussa un cri de ravissement. «C'est un cadeau spécial, lui dit Félix, cette chatte a une âme. La nuit, lorsque tu seras seul avec elle, elle s'animera et ses yeux brilleront. Tu pourras lui parler et elle te répondra. Elle sera ton amie comme elle a été la mienne durant quatre ans.»
En disant cela, Félix se retourna pour cacher ses larmes. Blanche revivrait mais à condition qu'il la perde, mais cela Gabriel l'ignorait. Il était émerveillé de ce cadeau inusité. Au départ de Félix, l'enfant l'embrassa en le remerciant de lui avoir apporté une amie.
Félix s'en retourna, le coeur heureux et triste à la fois. En arrivant chez lui, il aperçut son voisin qui lui faisait signe. Sa chatte grise avait eu des petits durant la nuit et, curieusement, il y avait un chaton blanc dans sa portée...
Et, plus loin, sur l'autre île, un petit garçon parle maintenant la nuit dans sa chambre à une chatte de bois dont les yeux brillent dans le noir. Et les deux s'endorment, serrés l'un contre l'autre. Malgré son chagrin, Félix a rendu un enfant heureux pour Noël. Et la vie le lui a rendu en lui donnant un autre chat à aimer.
Jo-Capucine