Deux yeux verts et quatre pattes
Une histoire très très banale qui arrive tous les jours, dans tous les pays du monde. Mais certains de ces petits drames quotidiens font couler des larmes, surtout si l'on a aimé cette petite bête.
Il n'avait que ses trois canines, ses griffes et deux petites couilles pour perpétuer ses gènes. Et il s'y employait activement. C'était le but premier de sa vie, ou plutôt le deuxième. Car tout d'abord il lui fallait se nourrir. Il était bon chasseur, les mulots et les oiseaux ne faisant pas défaut dans cette nature généreuse où il habitait, mais son petit corps, couvert de cicatrices, restait quand même décharné.
Il était né sur une petite île mais il l'ignorait. La mer, il ne l'avait jamais aperçue. Son coin de paradis, c'était ici : un champ de longues herbes bordé d'une forêt d'épinettes. À quelque distance, des maisons. C'est là que vivaient les plus belles petites chattes mais elles repoussaient toujours ses avances. Peut-être le trouvaient-elles miteux? Il est vrai qu'avec son pelage gris rayé de noir, il était assez quelconque. Mais son petit museau brun lui conférait un air espiègle et deux grands yeux verts venaient compléter le portrait de ce séduisant petit bâtard. De plus, il lui manquait aussi l'extrémité de la queue, souvenir douloureux d'une malencontreuse rencontre avec une vache qui la lui avait écrasée par mégarde.
Sa préférée était une petite femelle des environs, au poil moins luisant certes, mais qui avait l'avantage de n'être jamais passée par le scalpel du vétérinaire. Elle était de couleur blanche et noire, très coquette, et sans logis, comme lui. Quand il entendait son appel, langoureux et pressant, il se précipitait, toutes voiles dehors, et c'est là que ses problèmes commençaient.
Car elle était très courtisée. Pas question de l'approcher sans avoir affaire à de gros chats belliqueux, bien mieux nantis que lui en graisse et en canines, mais non du reste. Il avait souvent à lécher de nombreuses plaies suite à une rencontre peu courtoise avec un de ces congénères dodus, mais il s'était gagné les faveurs de la belle! La vie dure qu'il supportait depuis sa naissance l'avait rendu courageux et moins sensible à la souffrance.
À l'aube d'une nuit mouvementée, alors qu'épuisé mais le ventre plein, il s'apprêtait à profiter d'un sommeil réparateur, il entendit soudain le cri d'amour de sa belle. Voulant arriver le premier, il en oublia toute prudence et se lança à fond de train dans la rue. Mais deux gros yeux jaunes, énormes, brillants, foncèrent sur lui à la vitesse de l'éclair. Il avait toujours réussi à les éviter mais il eut moins de chance cette fois. Le choc fut tel qu'il n'eut même pas le temps de s'en rendre compte et cette fin, terriblement violente mais en même temps si banale pour un petit chat de gouttière, ne valut même pas la peine qu'on en parle sauf dans le journal local où elle fit le sujet d'une rubrique nécrologique ...
«Le 3 septembre 2001, aux Iles-de-la-Madeleine, est décédé accidentellement un petit chat mâle. Il laisse pour le pleurer une petite chatte ainsi que quelques autres et des centaines de petits-enfants ... Une vie bien remplie, en somme. Mais il laisse aussi dans le deuil une petite fille qui s'était attachée à ce voyou sans toit. Quand il venait chercher de l'affection auprès d'elle, elle lui donnait toujours une caresse accompagnée d'un bol de lait. Elle et sa mère ont procédé à l'inhumation dans le cimetière derrière leur maison où il a rejoint d'autres chats et chiens ayant connu le même sort. Merci aux personnes qui les ont supportées en comprenant la peine de la petite et comment c'est difficile de perdre un ami.
Adieu vaillant petit matou!»
Mars 18th 2007, 19:28
